BRODSKY Goblet d'Alviella (Grand Orient de Belgique) et l'Angleterre


Eugène Goblet d'Alviella
Grand Maître du Grand Orient de Belgique de 1884 à 1887



LE GRAND ORIENT DE BELGIQUE,

EUGÈNE GOBLET D'ALVIELLA ET L'ANGLETERRE


Michel L. Brodsky



Le 8 septembre 1877, après un discours passionné du rapporteur du Voeux IX, le pasteur Desmons, l'Assemblée générale du Grand Orient de France vote par acclamation la suppression de sa Constitution et, par là de ses rituels, de toute référence à la divinité. Cette décision fut très mal appréciée par les puissances maçonniques étrangères, et en particulier les Grandes Loges anglo-saxonnes. Pourtant le pasteur Desmons avait cité au cours de son discours plusieurs exemples de Grandes Loges qui avaient sans mal pris une pareille mesure.

Dans les semaines qui suivirent, les Grandes Loges d'Irlande et d'Ecosse firent connaître au Grand Orient de France qu'elles rompaient toutes relations maçonniques et qu'elles retiraient leurs agréations à leurs Grands Représentants respectifs. Quand à la Grande Loge Unie d'Angleterre, sa situation était paradoxale, car faute d'avoir jamais reconnu formellement le Grand Orient de France, elle se trouvait dans l'impossibilité de rompre avec lui. Lors de sa tenue trimestrielle de décembre 1877, le Pro-Grand Maître Lord Carnarvon, qui était aussi le sous-secrétaire aux Colonies, mit l'assemblée au courant des faits et une commission qui comprenait entre autres R. F. Gould fut désignée pour examiner la situation créée par cette décision et les mesures qu'il convenait d'adopter dans ces circonstances. Le rapport de la commission, présenté lors de la tenue de Grande Loge de mars 1878, fut adopté. En conséquence, toutes les loges sous l'obédience de la Grande Loge Unie d'Angleterre furent invitées à ne recevoir des visiteurs étrangers qu'à la condition qu'ils présentent un certificat ou un diplôme maçonnique portant référence au Grand Architecte de l'Univers et qu'ils soient prêts à affirmer publiquement leur croyance en un Être Suprême. Lors de son discours, le pasteur Desmons ne mentionna pas le cas du Grand Orient de Belgique qui, sept ans avant le Grand Orient de France, lors de la révision de sa Constitution et de ses statuts, entre 1869 et 1872, avait supprimé simultanément les deux mentions qui figuraient depuis sa création en 1832 en tête de ses actes. Soit : « Sous la protection de sa Majesté Léopold 1er » et « A la Gloire du Grand Architecte de l'Univers ». La première était obsolète depuis le décès du souverain en 1865 et la seconde reflétait bien l'esprit et le milieu dans lequel se débattaient les maçons belges face à la guerre menée contre eux par le clergé et la presse catholique. Mais ce fait était passé inaperçu au point que même les esprits les plus avancés du Grand Orient de France l'ignoraient.

Le rappel de ces faits est nécessaire pour comprendre l'ambiguïté que l'on rencontre lorsque l'on examine les relations et l'attitude d'Eugène Goblet d'Alviella, membre du Grand Orient de Belgique et son Grand Maître en 1884-1887, à l'égard de la franc-maçonnerie anglaise.

En 1845, le Grand Secrétaire du Grand Orient de Belgique écrit une lettre de condoléances à la Grande Loge Unie d'Angleterre à l'occasion du décès de son Grand Maître le duc de Sussex. Il mentionne le fait que, quoiqu'il n'existe pas de relations entre les deux Obédiences, cela n'empêche pas de lui transmettre l'expression des sentiments des maçons belges pour la perte que les maçons anglais ont subie, et il souhaite qu'il soit possible d'établir des relations fraternelles entre les deux obédiences. La question ne fut jamais résolue et, trente ans plus tard, peu après l'élection d'Eugène Goblet d'Alviella comme député de sa loge « Les Amis Philanthropes » à l'assemblée du Grand Orient, celui-ci lui confie la mission de se rendre à Londres afin de tenter d'établir des relations officielles avec la Grande Loge Unie d'Angleterre.

A cette époque, il y avait trois niveaux de relations entre la Grande Loge Unie d'Angleterre et les autres Obédiences. Quand cette dernière était sollicitée d'établir des relations fraternelles, elle pouvait bien sûr refuser cette reconnaissance. Parfois les visites dans les Loges respectives par les membres des deux Obédiences étaient autorisées, mais les contacts officiels se limitaient à « la correspondance fraternelle » entre les deux Grands Secrétaires. La reconnaissance officielle accompagnée de l'échange de Grands Représentants consacrait les bonnes relations entre les Obédiences respectives. Dans ce cas, le représentant désigné par l'Angleterre auprès de l'Obédience étrangère, recevait par une décision personnelle du Grand Maître, une nomination à un haut rang dans la hiérarchie de la Grande Loge Unie d'Angleterre qui pouvait aller jusqu'à celui de Passé Premier Grand Surveillant. Il devenait de droit membre de la Grande Loge avec droit de vote lors des assemblées trimestrielles de Grande Loge. Mais, de plus, on lui offrait les décors de ce rang, ainsi que le collier et le bijou de Grand Représentant, et ces frais étant supportés par la Grande Loge, il est donc parfaitement concevable que ces nominations eussent été plutôt rares et pesées avec soin (1).

On peut apprécier le résultat des démarches d'Eugène Goblet d'Alviella dans une lettre minutée par le Grand Secrétaire Hervey et adressée au Grand Maître du Grand Orient de Belgique Henri Bergé : « Il [Eugène Goblet d'Alviella] vous a certainement informé que la Grande Loge Unie d'Angleterre souhaite entrer en relations avec le Grand Orient de Belgique. Néanmoins le Grand Maître [le marquis de Zetland] ne considère pas que l'échange de Grands Représentants soit nécessaire car les affaires peuvent être traitées aussi bien et si pas mieux, par les officiers habituels des deux Grandes Loges » (2).

Ce qui prouve que la diplomatie dont avaient fait preuve le Grand Orient de Belgique et Goblet d'Alviella avait donné des résultats, mais aussi que les modifications à sa Constitution avaient été passées sous silence ou qu'elles étaient inconnues en Angleterre. La récompense pour ces efforts consista en une invitation à assister à l'installation d'Albert Edouard, prince de Galles, le futur roi Edouard VII, le 28 avril 1875. Et ses relations étaient si bonnes qu'Eugène Goblet d'Alviella fut invité à suivre comme journaliste le voyage de ce prince aux Indes en 1875-1876.

A l'âge de trente-huit ans en 1884, Eugène Goblet d'Alviella est élu Grand Maître du Grand Orient de Belgique, l'année au cours de laquelle la déroute électorale des libéraux lui fit perdre son siège au Parlement. Douze ans après ses contacts avec les maçons anglais lors de sa visite en Inde se marque le premier indice d'un intérêt pour des relations entres maçons belges et anglais. En effet, la loge Quatuor Coronati n° 2076 (la première loge de recherche maçonnique et la plus importante dans le monde) est consacrée en 1886 ; elle instaure dès l'année suivante en son sein un Cercle de Correspondance dont le premier membre belge, à titre privé, est Pierre Tempels, tandis que le Suprême Conseil de Belgique fait partie des premiers membres institutionnels.

Les relations entre la loge Quatuor Coronati n° 2076 et les francs-maçons belges sont plus qu'amicales puisque le Vénérable R. F. Gould et le Secrétaire E. Speth profitent d'une visite en Hollande en 1887 pour passer par la Belgique où ils assistent à un banquet offert par le Chapitre des Amis Philanthropes à l'occasion de la descente de charge du Très Sage Pierre Tempels. A cette occasion, Gould et Speth lui offrent le premier bijou réalisé spécialement pour les membres du cercle de correspondance et qui est gravé sur la tranche à son nom. Curieuse coïncidence, le pasteur Desmons, alors Président du Conseil de l'Ordre du Grand Orient de France (équivalent alors du Grand Maître), assiste aussi à ce banquet. Mais le nom d'Eugène Goblet d'Alviella n'est pas mentionné dans la liste des dignitaires présents.

Eugène Goblet d'Alviella est à son tour élu membre de ce cercle de correspondance en février 1890, et son nom est suivi des mentions : « Past Grand Master of Belgium [ancien Grand Maître de Belgique] domicilié à Court St Etienne en Brabant ». Pourtant son nom est déjà mentionné dans le volume II (1889) d'Ars Quatuor Coronatorum, publié depuis lors chaque année par les membres de la Loge. On y lit une longue et élogieuse critique, signée par William Simpson, d'un article d'Eugène Goblet intitulé « De la Croix Gammée ou Swastika », paru dans le Bulletin de l 'Académie Royale de Belgique (3). La notice bibliographique se termine par : « Count Eugène Goblet d'Alviella is a Craftsman, and a Past Grand Master of the Masons in Belgium ; he is a "Membre Correspondent de l'Académie Royale de Belgique" and a "Professeur d'Histoire des Religions à l'Université de Bruxelles".

En 1900, dans le volume XIII d'Ars Quatuor Coronatorum (4), paraît la première conférence d'Eugène Goblet d'Alviella intitulée « The Quatuor Coronati ln Belgium » (5). Elle est lue en l'absence de l'auteur lors de la tenue du 4 mai 1900 par le Secrétaire de la Loge et est suivie d'un autre texte intitulé « Mithraic Rites » (6), où Eugène Goblet d'Alviella part d'une remarque parue dans un article du précédent volume qui mentionnait que, dans les loges militaires, il est courant de voir celles-ci présidées par un officier subalterne ou même par un sous-officier (il était prescrit qu'il était nécessaire d'avoir atteint le rang de caporal pour devenir membre d'une loge militaire), pour y évoquer les rites mithriaques où cette pratique se retrouve. Cette publication est importante car elle consacre Eugène Goblet d'Alviella comme un auteur maçonnique digne de figurer parmi les rénovateurs de l'étude de la franc-maçonnerie. Les volumes de la revue Ars Quatuor Coronatorum publiés annuellement par la Loge comprennent les textes des conférences données lors des tenues de la Loge ainsi que des communications diverses qui couvrent tous les aspects de la franc-maçonnerie.

Dans ce texte d'une dizaine de pages, il présente une synthèse des connaissances au sujet des célèbres Quatre Couronnés, ces légendaires saints protecteurs des constructeurs de bâtiments. Il y décrit les activités des diverses guildes de constructeurs et leurs liens avec ses saints, liens qui existent toujours puisqu'aujourd'hui encore les Fédérations du bâtiment de Malines et d'Alost célèbrent tous les ans, le huit novembre, date anniversaire de ces saints, une messe à la mémoire de leurs membres décédés durant l'année écoulée. Il y joint de jolies reproductions de bannières et de médailles. Cette communication est lue aussi en Loge.

Ce premier contact avec la nouvelle discipline de la recherche maçonnique contient également une courte critique d'un livre publié par William Simpson décédé l'année précédente et intitulé The Jonah Legend. Le rôle de William Simpson (1823-1899) dans la carrière maçonnique anglaise d'Eugène Goblet d'Alviella est important ; ils s'étaient rencontrés et avaient sympathisé au cours de la fameuse visite du prince de Galles en Inde et ils avaient partagé la même tente lorsque l'immense suite du prince voyagea dans des endroits dépourvus d'hôtels. Malgré la différence d'âge et de formation, ils devinrent de bons amis et il paraît que W. Simpson attira Eugène Goblet d'Alviella vers la franc-maçonnerie anglaise.

L'année 1890 est donc importante pour Eugène Goblet d'Alviella et ce brillant début aurait pu entraîner rapidement son élection comme membre effectif de la Loge ; il n'en fut rien et il dut attendre 1909 pour être ainsi honoré. Nous tâcherons de voir quelles en furent les raisons.

Parmi les fondateurs de la loge Quatuor Coronati, il y avait le principal historien de la franc-maçonnerie à cette époque, Robert Freke Gould. Jeune officier, celui-ci trouva très vite plus d'intérêt pour la franc-maçonnerie. Ses fonctions l'ayant appelé à Gibraltar et en Chine, pays où à la fin du XIXe siècle les études maçonniques étaient impossibles, il démissionna et poursuivit des études de droit, fut admis au barreau, mais ne parvint jamais à se créer une pratique suffisante pour en vivre et se livrer à ses chères études maçonniques. Il semble bien, malgré le voile qui couvre les relations de Robert Freke Gould avec la loge, que pendant de nombreuses années, il fut assisté matériellement par des membres de celle-ci. Aussi, lorsqu'en 1890 le premier prix Peeters-Bartsoen fut annoncé par le Grand Orient de Belgique, Gould présenta, pour ce prix richement doté, la candidature de sa monumentale histoire de la franc-maçonnerie .

Celui qui était à l'origine de ce prix, Adolphe Peeters-Bartsoen, né à Gand le 2 mars 1826, était docteur en droit. Il fut initié dans la Loge Les Vrais Amis de l'Union et du Progrès Réunis le 26 avril 1866, et le 3 février 1868 il fit une conférence remarquée intitulée : « La Belgique à l'Exposition Universelle de Paris 1867 et la Maçonnerie Belge », qui fut imprimée chez A. Parys. Le 27 décembre 1872, il parla dans sa Loge de « La faiblesse de l'enseignement maçonnique et des moyens qui pourrait y remédier ». Élevé au 22e degré du Rite Ecossais Ancien et Accepté le 27 mai 1874, au 27e le 10 mai 1875, sa carrière maçonnique se termina trop tôt car il mourut à Naples le 8 décembre 1875, âgé de 49 ans. Adolphe Peeters-Bartsoen devait être fort riche car, par ses dispositions testamentaires qui avaient été rendues publiques lors d'une séance du Grand Orient de Belgique le 19 décembre 1875, il avait légué à ses exécuteurs testamentaires la somme considérable à l'époque de 20.000 francs (en 1911, le coût d'un repas avec un verre de vin ou de bière coûtait quatre francs au restaurant du Temple de la rue du Persil) dont les revenus devaient constituer un prix à décerner tous les dix ans par le Grand Orient de Belgique à « l'ouvrage le plus utile à la maçonnerie ». Adolphe Peeters-Bartsoen était un bibliophile; il rédigea la bibliographie ou catalogue des livres de sa bibliothèque personnelle qui comprenait notamment quatre bibles latines incunables (deux de 1479, une de 1484 et une de 1500). Le catalogue répertorie 982 pièces imprimées avant 1717, et touchant à tous les sujets proches de la religion, de la franc-maçonnerie, de l'occultisme, des Rose-Croix, de l'alchimie etc. Il a été imprimé et commenté avec science et partialité par Mgr E. Jouin et V. Descreux, en 1930 par la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, cette officine anti-maçonnique parfois fort utile aux Maçons.

Le premier prix devait être attribué en 1890 ; objectivement, le livre de Gould était supérieur à ceux des autres concurrents car il s'agissait de la première et unique histoire de la franc-maçonnerie scientifiquement établie au départ de documents authentiques et dont de grandes parties sont encore utilisées aujourd'hui comme références par tous les auteurs sérieux. Mais ce ne fut pas Gould qui reçut le prix ; il n'obtint qu'une mention, honorifique certes mais bien inférieure à la timbale que décrocha Eugène Goblet d'Alviella qui, lui, reçut le premier prix.

La coïncidence des dates nous permet de supposer que, si la candidature de Eugène Goblet d'Alviella fut envisagée par certains membres de la loge Quatuor Coronati n° 2076 dont les membres actifs sont désignés par cooptation interne, il est vraisemblable que Robert F. Gould ne montra pas un enthousiasme particulier pour cette candidature.

L'accès aux archives et aux procès-verbaux de la Commission de Quatuor Coronati n° 2076 est possible, mais fort difficile pour des raisons matérielles étant donné la manière dont ils sont conservés pour éviter qu'ils ne se détériorent. D'autre part, il est probable qu'à cette époque, alors que Robert F. Gould dominait la Loge, les candidatures étaient avant tout le fruit de conversations privées dont il ne reste aucune trace. Or c'est aussi à ce moment que W. Simpson - le mentor et l'ami d'Eugène Goblet d'Alviella - meurt, et les autres membres ne le connaissaient sans doute pas aussi bien.

Lorsqu'Eugène Goblet d'Alviella visite pour la première fois Quatuor Coronati n° 2076 à titre de membre du Cercle de Correspondance, il y est reçu avec les honneurs dus à un ancien Grand Maître du Grand Orient de Belgique, et il répond par les salutations en usage en Belgique dans de telles circonstances ; ces salutations d'un type inconnu en Angleterre furent fort appréciées. Ce qui jette une lumière sur la nature des relations formelles qui existaient entre le Grand Orient de Belgique et la Grande Loge Unie d'Angleterre et confirme la nature de ces relations fraternelles. L'article suivant d'Eugène Goblet d'Alviella paraît dans Ars Quatuor Coronatorum de 1907 et est intitulé « A Belgian daughter of the Grand Lodge of Scotland » (Une Loge belge fille de la Grande Loge d'Ecosse), où il tente d'expliquer les origines de la loge de Namur (aujourd'hui « la Bonne Amitié François Bovesse ») qui semble avoir effectivement reçu une patente de la Grande Loge d'Ecosse en 1770. Il est suivi par un autre court article paru en 1909 : « A University of Masonic origin » où (en deux pages) Eugène Goblet d'Alviella décrit l'origine de l'Université Libre de Bruxelles et comment elle a en fait vu le jour lors d'une tenue de la Loge « Les Amis Philanthropes ».

C'est en 1909 qu'il devient membre effectif de Quatuor Coronati n° 2076. Il est proposé le 8 janvier 1909 et élu lors de la tenue du 5 mars 1909. Il est présent lors de la tenue du mois de juin 1909. Présence nécessaire pour que son affiliation puisse être enregistrée par la Grande Loge Unie d'Angleterre dont il devient membre effectif, et probablement le premier maçon belge qui bénéficia de cette double appartenance. Probablement, parce qu'il existait à Anvers à l'époque une loge dénommée « L'Anglo-Belge » dont les membres britanniques et belges pratiquaient les rituels du Grand Orient de Belgique ainsi que les rituels anglais ; ce qui permettait à leurs membres d'être initiés, de la manière usuelle et régulière en Belgique sous le Grand Orient de Belgique et de recevoir, lors d'une tenue ultérieure, une initiation anglaise et d'être reçus dans les loges anglaises. Il est possible (et même probable) que certains d'entre eux aient eu une double appartenance.

Or, lors du troisième concours Peeters-Bartsoen annoncé en 1904 et décerné en 1910, un prix de 5.000 francs fut attribué à R. F. Gould pour son "Histoire abrégée de la franc-maçonnerie" traduite de l'anglais par L. Lartigue (qui écrivit l'histoire de la loge des Amis Philanthropes) et publié en 1911 à Bruxelles. Comme par hasard, le rapporteur du jury de ce prix était Eugène Goblet d'Alviella.

Ce qui nous vaut, en 1912, la publication de son oeuvre maîtresse dans Ars Quatuor Coronatorum ; l'histoire de la Grande Loge Provinciale des Pays-Bas Autrichiens et de son Grand Maître le marquis de Gages. Ce texte est encore quatre-vingts ans plus tard, le meilleur ouvrage traitant de la franc-maçonnerie dans notre pays pendant cette période. L'article fut publié avec de très bonnes copies des chartes de constitution de la Grande Loge Provinciale des Pays-Bas Autrichiens ainsi que de la charte de nomination du marquis de Gages en tant que Grand Maître Provincial sous l'autorité de la Grande Loge Unie d'Angleterre. Ces documents très importants éclairent la nature des relations entre la Grande Loge Unie d'Angleterre et ses Grandes Loges Provinciales au XVIIIe siècle. On y trouve en annexe un texte sur les bulles pontificales contre la franc-maçonnerie, leur influence et l'usage qui en a été fait en Belgique.

En 1914, la Belgique est envahie et Eugène Goblet d'Alviella se réfugie à Londres. Il y arrive sans moyens et sa première visite fut pour le bureau du secrétaire de Quatuor Coronati n° 2076, Great Queen Street en face du Grand Temple de la Grande Loge Unie d'Angleterre. C'est là que le secrétaire de la Loge lui apprit la nouvelle de sa nomination comme ministre d'Etat, titre prestigieux à l'époque, et qu'il reçut un viatique pour la poursuite de son voyage.

La guerre fut pour Eugène Goblet d'Alviella une épreuve pénible : il avait soixante-huit ans en 1914 et son caractère ne s'accommoda pas d'une inactivité quelconque. Il assiste le 7 novembre 1914 à l'installation du Vénérable Maître de la loge Quatuor Coronati n° 2076. Sont également présents les Frères Smets-Mondez et Duchaine. Le second, secrétaire général du Touring Club, avait écrit un livre remarquable, "L 'histoire de la Franc-Maçonnerie sous le régime autrichien", le premier ouvrage maçonnique historique sérieux paru en Belgique. Paul Duchaine, qui semble avoir été fort lié avec Eugène Goblet d'Alviella, était lui aussi membre du Cercle de Correspondance de Quatuor Coronati. Quant à A . Smets-Mondez, c'est un personnage essentiel de cette période de l'histoire maçonnique belge. Avocat bruxellois, membre depuis 1904 de la loge des Amis Philanthropes, il s'était affilié à une des plus anciennes loges suisses, la Loge « Union de Coeurs » à Genève, qui conservait la pratique du Rite Ecossais Rectifié, abandonné partout ailleurs en Europe. Smets-Mondez avait été reçu au grade de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte, le plus élevé du Rite Ecossais Rectifié, par le Grand Prieuré de Suisse, le seul pays où ce rite était pratiqué et qui en est le conservateur. Il avait ensuite reçu une patente du Grand Prieuré de Suisse pour ériger une loge bleue à Genval en Brabant où il possédait une propriété. Il l'appela « Pax et Concordia ». A. Smets-Mondez avait très bien saisi le problème de l'isolement de la maçonnerie belge, et il espérait par son initiative arriver à une solution qui aurait permis aux maçons belges d'adopter une sorte de double appartenance : avoir un pied au Grand Orient de Belgique et l'autre dans une obédience régulière comme la Grande Loge Alpina, reconnue par l'ensemble des autres Grandes Loges du monde. Il est mentionné le 7 novembre 1914, dans le registre des visiteurs de la loge Quatuor Coronati n° 2076, comme visiteur membre de l'Union des Coeurs de Genève, les membres des loges sous le Grand Orient de Belgique n'étant pas admis dans les loges de la Grande Loge Unie d'Angleterre.

Les réfugiés belges en Angleterre en cet automne 1914 provoquèrent un grand mouvement de solidarité et de sympathie. Pour ceux qui étaient franc-maçons, la situation était curieuse puisqu'ils n'étaient pas admis aux tenues des loges anglaises ; ce qui amena d'ailleurs la création de la Loge Albert 1er. Mais les mêmes francs-maçons belges qui étaient membres, et de ce fait, titulaires des grades du Suprême Conseil de Belgique, étaient, eux, admis à visiter les Chapitres et Aréopages du Suprême Conseil d'Angleterre !

Pourquoi cette situation paradoxale, mise en évidence dans les appels en faveur des franc-maçons belges qui paraissent dans les publications maçonniques anglaises ? Jusqu'en 1908, la liste des Grandes Loges reconnues par la Grande Loge Unie d'Angleterre était publiée annuellement par le Freemasons' Calendar, une publication commerciale éditée par Toye & Kenning et dont le contenu avait au moins l'approbation officieuse du secrétariat de la Grande Loge, mais sur le contenu duquel elle n'avait en fait pas de contrôle. En 1908, cette liste ne correspondait plus à la réalité ; le Comité Colonial qui traitait des relations internationales fut requis de produire une liste des Grandes Loges officiellement reconnues. L'enquête menée par ce comité amena à une révision des situations et le Grand Orient de Belgique - dont l'existence avait été reconnue mais dont la reconnaissance était limitée aux « intervisites » et à la « correspondance fraternelle » entre les Grands Secrétaires - fut retiré de la liste. Quant au Suprême Conseil d'Angleterre, il continua à entretenir des relations officielles avec son alter ego belge jusqu'en 1926 ou 1932 suivant les sources. Malheureusement il n'a pas été possible jusqu'à présent de connaître les raisons invoquées pour la rupture de ces relations. Mais elles sont évidentes puisque le Suprême Conseil de Belgique recrutait ses membres parmi les membres du Grand Orient de Belgique, lequel n'exige pas de ses membres, contrairement aux Obédiences régulières, une croyance en un Être Suprême.

Eugène Goblet d'Alviella assista à quelques tenues de Quatuor Coronati n° 2076 durant la guerre, sans doute quand il résidait à Londres, pour s'y occuper des problèmes des réfugiés et de la propagande en faveur de la Belgique, domaine où Smets-Mondez collabora avec lui et déploya une énorme activité.

A l'issue de la guerre, Eugène Goblet d'Alviella reprit ses activités maçonniques au Suprême Conseil de Belgique dont il était le Souverain Grand Commandeur ad vitam et publia son dernier article dans Ars Quatuor Coronatorum en 1920, article qui fut traduit en français et publié sous la forme d'une brochure intitulée Cinquante ans de vie maçonnique en Belgique. C'est un document émouvant où il présente au monde anglo-saxon la situation des maçons belges en butte, depuis plus de quatre-vingts ans, à la vindicte cléricale, soumis à de constantes accusations infamantes ; en un mot, il justifie avec talent toutes les positions prises par les maçons belges dans le domaine politique.

La vie d'Eugène Goblet d'Alviella est un ensemble harmonieux de situations paradoxales, il occupe le devant de la scène politique en s'exposant aux assauts de la droite catholique, défend devant les assemblées parlementaires les droits des militaires à être francs-maçons, et justifie les positions de son parti, le parti libéral, pour mettre en évidence tous les aspects positifs de la franc-maçonnerie. En maçonnerie, aussi bien au niveau des loges bleues que dans les assemblée du Grand Orient de Belgique, il adopte une attitude modératrice et s'oppose avec vigueur à ceux qui veulent transformer les loges en centres d'action politique. En témoigne la lecture des comptes rendus des séances de loges de la période de 1900 à 1914, où on lit avec quelque surprise que, dans une loge, le Frère Anspach réclamait d'une manière répétitive mais - il faut le dire - sans succès, l'organisation de cours d'anticléricalisme pour les frères apprentis. 

Au Suprême Conseil, ses instructions, et le soin qu'il apporte à la rédaction des rituels, témoignent d'un souci de vie spirituelle et intérieure. Il passe au-dessus des religions et jamais il ne s'engage à témoigner de la supériorité d'aucune ; avant tout, il incite ses auditeurs et lecteurs à des réflexions fort éloignées des préoccupations politiques. 

Sa position personnelle, très difficile à comprendre et même à définir, franchit les barrières qui séparent à ce moment le Grand Orient de Belgique (la seule Obédience belge existant alors) des obédiences dites régulières, c'est-à-dire celles qui ont des relations officielles d'amitié avec la Grande Loge Unie d'Angleterre. Le fait qu'il soit membre de Quatuor Coronati n° 2076 et donc de la Grande Loge Unie d'Angleterre, ne doit pas être vu au travers de nos yeux et de nos conceptions contemporaines. 

En effet, alors et encore aujourd'hui, Quatuor Coronati n° 2076 est la seule Loge de recherche au monde d'un haut niveau. Elle groupe dès les années 1890 les meilleurs spécialistes de la toute nouvelle discipline qu'est l'histoire de la franc-maçonnerie. Ses membres sont presque tous des « amateurs éclairés ». La loge comprend rarement des historiens professionnels mais plutôt des hommes qui ont acquis, durant leur existence, de vastes connaissances archéologiques ou historiques par une étude personnelle et une grande expérience de la franc-maçonnerie active dans ses Loges et Chapitres. Il est caractéristique qu'avant la guerre de 1940, alors que les membres de Quatuor Coronati n° 2076 étaient souvent des rentiers ou des hommes disposant d'amples loisirs ou de temps libre, ils étaient très souvent aussi actifs dans la célèbre société des « Antiquarians », terme que l'on doit traduire ici par « collectionneurs ». La loge se considère comme une académie et elle le dit bien dans ses statuts qui limitent le nombre de membres à quarante, à l'instar de l'Académie Française. Elle n'est pas intéressée par les cérémonies purement rituelles et, pour éviter d'être sollicitée de procéder à des initiations, elle fixe le prix de l'initiation à la somme, à l'époque astronomique, de 125 £ [Elle est actuellement de 1000 £]. Ceci pour éviter de devenir une sorte d'école où des rituels seraient démontrés ; ce que font les loges d'instruction. Les relations d'Eugène Goblet d'Alviella avec la loge sont similaires à celles qu'il entretient avec les autres académies qui l'ont invité à se joindre à elles. Sa présence aux tenues de Quatuor Coronati n° 2076 est rare ; ce qui s'explique aisément par le fait que les voyages n'étaient pas aussi faciles qu'aujourd'hui, tout en n'étant pas sensiblement plus longs, du moins par les malles Ostende-Douvres. Ses excuses pour absences sont rares, alors qu'elles sont habituelles pour tous les autres membres de la Loge. Il choisit, quant il est présent, d'assister à l'installation annuelle du Maître de la Loge ; cela sera le cas en 1914, 1915 et 1916, et il envoie une lettre d'excuses s'il n'est pas présent lors de cet événement.

D'autre part, malgré le fait qu'il soit officiellement membre de la Grande Loge Unie d'Angleterre, il n'agira jamais dans le sens d'un rapprochement entre les deux Obédiences. Eugène Goblet d'Alviella ne s'est jamais exprimé à ce sujet, du moins dans les documents qu'il est actuellement possible de consulter, et ce n'est que par les textes que nous a laissés Gustave Smets-Mondez qu'il est possible d'entrevoir quelle a été probablement son attitude.

A. Smets-Mondez revient en Belgique après la guerre de 1914-1918, reprend ses activités au sein et des Amis Philanthropes et de sa loge Pax et Concordia à Genval, et poursuit son idée de rétablir des relations avec toutes les Grandes Loges étrangères. Son raisonnement est simple et fait passer la pratique du Rite maçonnique avant l'appartenance à une Obédience : les maçons membres de sa Loge répondent aux critères d'admission requis à cette époque par la Grande Loge Unie d'Angleterre et, par conséquent, il suffit qu'une telle double appartenance soit autorisée pour résoudre le problème des « intervisites ».

Il va donc sonder Eugène Goblet d'Alviella à ce sujet, mais sans succès. Goblet est âgé de plus de soixante-quinze ans, et manifestement il renvoie A. Smets-Mondez à ses études. La correspondance qu'ils échangent pendant la guerre 1914-1918 témoigne du peu de sympathie qui existait entre les deux hommes. Il ne veut pas user de son influence pour tenter de modifier, s'il en est capable (ce qui est peu probable), la position du Suprême Conseil et du Grand Orient.

En 1926, soit après la mort de Goblet, A. Smets-Mondez publie une brochure où il défend ses théories. Il explique que, si Eugène Goblet d'Alviella est devenu membre de la Loge Quatuor Coronati n° 2076 et donc de la Grande Loge Unie d'Angleterre, c'est bien parce que le diplôme de Maître Maçon, qui lui a été remis par sa loge Les Amis Philanthropes, porte la mention « A la Gloire du Grand Architecte de l'Univers », même si, à la date de sa maîtrise, le Grand Orient avait déjà aboli cette référence en tête de ses actes. Mais l'esprit d'économie bien connu des trésoriers de Loges demandait que l'on termine le stock de diplômes avant d'en imprimer de nouveaux. C'est sans doute exact car, en France, les diplômes antérieurs à 1877 (date de l'abolition de toutes les références à la divinité) sont encore distribués jusqu'à épuisement du stock pendant trois ans au moins, créant ainsi une situation analogue.

L'attitude d'Eugène Goblet d'Alviella en cette matière ne fait que confirmer le fait qu'il était devenu membre de Quatuor Coronati n° 2076 comme on devient membre d'une Académie ou d'une société savante, sans que cela implique de sa part un engagement dans une querelle au-dessus de laquelle il planait et dont il ne décelait pas les motifs. Il agit en aristocrate, en Souverain Grand Commandeur, tandis que A. Smets-Mondez agissait en militant.

Quelle pouvait donc bien être l'approche d'Eugène Goblet d'Alviella vis-à-vis de cette franc-maçonnerie qu'il a servie avec distinction durant plus de cinquante années ? En 1913, il rédige une note pour la revue de presse d'un livre de R. F. Gould intitulé en français, Collection d'essais et d'articles au sujet de la franc-maçonnerie dont la conclusion est la suivante :

Ma conclusion sera que les symboles matériels, legs des maçons opératifs, ont été maintenus par les maçons spéculatifs. L'esprit qui les incita à servir un idéal plus vaste leur a été inspiré, si pas par les Rosicruciens uniquement, ainsi que le prétend Wynn Westcott, ou par les Hermétistes comme le croyait le Rév. Woodford, mais sans doute par un groupe d'érudits et de mystiques qui ont rejoint les loges dans ce but précis vers le milieu du XVIIe siècle. Lorsqu'il y a quelques années, j'ai proposé cette opinion dans un numéro de New Age [la revue du Suprême Conseil de la Juridiction Sud des Etats-Unis], un frère marqua son désaccord en prétendant qu'il s'agissait de la théorie du coucou. Je rejette la critique, j'accepte la similitude. Mais quels progrès ont été jamais accomplis, spécialement dans le domaine social et religieux, autrement qu'en déposant des oeufs dans le nid de quelqu'un d'autre.

Et c'est bien ce qu'Eugène Gobret d'Alviella a fait au cours de sa carrière maçonnique, mais il l'a fait les yeux ouverts et consciemment.

Le 7 novembre 1914, il était présent parmi les membres de la Loge Quatuor Coronati n° 2076 à l'occasion de l'installation du Vénérable Maître. Il avait déjà apporté à la Loge, par des articles de haut niveau, des contributions notables mais il ne dit rien ce jour-là. Six ans plus tard dans le tome 33 d'Ars Quatuor Coronatorum, il déposa son oeuf dans ce nid anglais qui l'avait si bien accueilli, car il est nécessaire de revenir sur ce bilan, ses Mémoires de cinquante années de vie maçonnique, qui restent un témoignage émouvant des sentiments d'un vieux maçon, de son amour pour la maçonnerie de son pays, de sa maçonnerie, mais aussi de son amour pour la maçonnerie anglaise qui l'avait accepté dans son « académie » maçonnique. Et l'oeuf qu'il déposa dans le nid de Quatuor Coronati n° 2076 est bien le seul document pour servir l'histoire qui, depuis la fondation de la Loge en 1886 et jusqu'aujourd'hui, témoigne des grandeurs et des misères de la franc-maçonnerie belge durant les années noires de son premier siècle. Et s'il n'en existait pas d'autres, c'est là une des nombreuses raisons qui font de cet ouvrage un hommage bien mérité au premier Belge membre de Quatuor Coronati n° 2076 .


Notes

(1) J . HAMILL, « Comments ", dans Ars Quatuor Coronatorum, n ° 100, 1987, p. 72.
(2) M. BRODSKY, " Eugène Goblet d'Alviella Freemason and Statesman, Belgium's foremost freemason in the XIXth century », dans Ars Quatuor Coronatorum, n° 100, 1987, p. 61-87.
(3) 3e série, t. 18, 1889.
(4) Being the transactions of the Quatuor Coronati Lodge n° 2076, London.
(5) Ars Quatuor Coronatorum, 1 3, p. 78-89.
(6) Ars Quatuor Coronatorum, 1 3, p. 90-9 1 .





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