RENÉ GUÉNON
"Quelques considérations sur les armes-outils du meurtre d'Hiram"
Lettre de René Guénon à Marcel Maugy alias Denis Roman
Le Caire, 12 mars 1949.
T.°. C.°. F.°.,
J’ai reçu il y a cinq ou six jours votre lettre du 24 février avec le rituel du troisième degré ; cela m’a rassuré, car, ne pensant pas que vous aviez eu à faire tout ce travail, qui en effet explique bien suffisamment votre retard, je commençais à craindre que quelque chose ne se soit encore égaré. Vous parlez de ma lettre du 23 janvier, mais je crois comprendre que vous devez avoir bien reçu aussi celle du 13, puisque c’est dans celle-ci que je répondais à la vôtre du 29 décembre.
Je n’ai pas encore reçu la copie du rituel du premier degré, mais cela n’a rien d’étonnant; j’ai su il y a déjà quelque temps que celle que vous aviez envoyée au F.°. Rocco lui était bien parvenue, et je pense d’ailleurs qu’il a dû vous écrire depuis lors.
Merci d’avance pour l’envoi de cette copie et pour les autres choses dont vous faites mention ; Maridort ne tardera sans doute pas à m’envoyer la gravure de Dürer, si même il ne l’a déjà fait.
Je crois que vous pourrez très bien vous tirer du compte rendu du livre de Reghini et que vous avez vraiment tort de vous défier ainsi de vous.
Quant à l’article de "Gabaon", il y a sûrement bien des choses intéressantes à dire ; je ne crois pas qu’il ait jamais été écrit grand chose là-dessus, ou du moins je n’en ai pas connaissance, et, en dehors de Ragon, je ne sais pas du tout ce que vous pourriez trouver. Je vois dans le rituel que vous traduisez ce mot par "colline", ce qui en somme est exact, mais c’est plus précisément une colline de forme arrondie, car c’est l’idée de "rondeur" qui est exprimée par sa racine, comme je l’écrivais dernièrement à Maridort qui m’avait posé aussi une question à ce sujet et qui, n’en connaissant pas exactement l’orthographe hébraïque, avait fait des rapprochements avec d’autres racines tout à fait différentes.
Il ne me parait pas douteux que la principale raison du choix de ce nom est la manifestation de Dieu à Salomon "en ce lieu (2 Rois, 3 -- 2 Chron., 1), d’autant plus qu’elle a un aspect direct avec le projet de la construction du Temple, et sans doute feriez-vous bien d’en faire mention dans le rituel, ou plutôt de le rappeler quand ce nom est donné au nouveau Maître, je m’aperçois, en relisant le rituel, que c’est déjà indiqué au début de la légende d’Hiram: éventuellement, le texte de Josué que vous
citez vient aussi s’y ajouter.
Je viens de revoir le livre de Vuillaume : il ne mentionne le nom de Gabaon qu’au rite français, je ne sais pourquoi, et il parle du rôle des Gabaonites comme gardiens et conservateurs de l’Arche d’Alliance (Cf. I Chron., 21) (ce qui en effet est encore une autre raison à joindre aux précédentes); c’est la seule explication qu’il donne, et, pour ce qui est de la signification, il traduit par "habitaculum exesum" au moyen d’une décomposition en deux mots qui est entièrement fantaisiste.
Un point que je voudrais vous faire remarquer, bien qu’il n’ait qu’assez peu d’importance, est celui-ci : en France, on a l’habitude de dire Hiram-Abi, et il n’y a sans doute qu’a conserver cette forme ; mais en Angleterre, on dit Hiram-Abif, ce qui a intrigué bien des gens. Voici l’explication : Abi signifie évidemment "mon père" ; quant à Abif, c’est une déformation de Abin, "son père" ; les deux expressions se trouvent l’une et l’autre dans la Bible, et, dans un cas aussi bien que dans l’autre, le pronom possessif se rapporte à Hiram, roi de Tyr, qui, semble-t-il, donnait à l’autre Hiram ce nom de "Père", comme une marque de respect, car il va de soi qu’il n’était pas son fils au sens propre du mot.
D’autre part je ne crois pas que le nom du père d’Hiram puisse être Aor (lumière) comme vous l’avez écrit ; je l’ai toujours vu donné comme Har ou Hor, qu’on interprète habituellement par "feu", ce qui n’est peut-être pas rigoureusement exact, mais qui en tout cas exprime l’idée de "chaleur", ce qui paraît ici avoir un rapport assez direct avec le travail des métaux. Quant au nom même d’Hiram, il est assez curieux qu’il se présente avec plusieurs variantes: dans certains passages bibliques, en effet, on trouve les formes Hûram et Hirôm; je ne sais d’ailleurs pas au juste ce qu’on pourrait en tirer...
Pour ce qui est du rituel lui-même, je le trouve très bien dans son ensemble, et je ne vois guère d’observations à faire, sauf pourtant sur un point important : il s’agit des instruments du meurtre d’Hiram, car il y a plusieurs versions différentes en ce qui concerne les deux premiers; je ne sais pas exactement d’où vous avez tiré celle que vous avez adoptée, mais je ne pense pas que ce soit la plus correcte. A mon avis tout au moins, ce doit être ainsi en réalité : Premier, règle de 24 pouces (coup à la gorge); deuxième, équerre (coup au cœur); troisième, maillet (coup à la tête). De cette façon, la progression suit celle des divisions du temps: Premier, journée de 24 heures; deuxième, saison (quart de l’année ; troisième, cycle annuel (en raison de la forme cylindrique du maillet). Ce symbolisme temporel est loin d’être négligeable ici, surtout si l’on fait à cet égard un rapprochement avec la formule du "Shatapatha Brâhmana" suivant laquelle "Prajâpati est l’Année", du moins sous un certain rapport, ce qui a aussi sa correspondance dans le nombre des briques employées pour la construction de l’autel vêdique ; vous vous souviendrez peut-être, à ce propos, que j’ai parlé de l’étroite relation existant entre le sacrifice de Prajâpati (ou Purusha) et le meurtre d’Hiram et d’Osiris dans mon article
"Rassembler ce qui est épars" (n° d’octobre-novembre 1946) |
Il est à remarquer que la règle de 24 pouces constitue en quelque sorte une "anomalie", très probablement voulue, puisque, normalement, ce sont des divisions dénaires qui conviennent aux mesures rectilignes, tandis que les divisions duodénaires s’appliquent aux mesures circulaires. Je me souviens que, dans le "Speculative Mason", quelqu’un a posé une question plutôt naïve : " Qu’est devenue la règle de 24 pouces dans la Maç.°. française depuis l’adoption du système métrique ? " La vérité est que cette mesure n’a jamais changé et n’a pas à changer, pas plus que celle de quatre pouces pour la largeur de cordon dont nous avons déjà parlé...
J’avais fait autrefois à Thébah un exposé sur le symbolisme de la légende d’Hiram; il me semble que j’avais dû en garder quelques notes, mais je suis tout à fait incapable de les retrouver actuellement; en tout cas, si je repense à autre chose, je vous le dirai une prochaine fois, mais c’est surtout sur cette question des outils servant d’armes aux troisième degré, qu’il me paraît nécessaire d’apporter votre attention.
Bien frat.°. à vous.
R. G.
Le Caire, 30 avril 1949
(extrait, donnant précisions sur le thème des armes-outils du meurtre d'Hiram, tel qu'abordé dans la lettre du 12 mars 1949)
Pour les instruments du meurtre d’Hiram, je vois par ce que vous me dites au sujet du rituel "Emulation" qu’il y a bien des variantes, mais plus j’y réfléchi, plus il me semble que c’est bien décidément la version que je vous ai indiqué qui est la plus correcte. La "Pince", là ou on la fait intervenir, est sûrement un levier, dont la forme ne se prête en réalité à aucun rapprochement avec celle du compas. Quant à l’expression suivant laquelle le Maître demande à être éprouvé par l’équerre et le compas, il n’est pas douteux qu’il s’agit là de tout autre chose et qu’elle se rapporte au symbolisme que j’ai exposé dans "La Grande Triade" (y compris la figuration qui y était donnée plus spécialement par la forme des anciens vêtements rituels chinois). -- L’objection à laquelle donne lieu le coup donné sur l’épaule, c’est qu’il ne serait en correspondance directe avec aucun des centres subtils de l’être humain, contrairement à ce qui a lieu pour les autres. Quant au coup à la tête, il me semble qu’il doit plus précisément être porté au front, et non pas au sommet de la tête, car la considération de ce dernier ne doit réellement intervenir qu’au grade de Royal Arch, en raison du caractère "extra individuel" du centre correspondant. Incidemment, le coup au front me fait penser au rite (aujourd’hui tombé en désuétude, paraît-il) qui consistait à frapper avec un marteau d’argent le front du Pape qui venait de mourir ; mais ces deux rites sont dans un rapport en quelque sorte inverse, car ici il s’agissait d’un dernier effort de "revivification" ; on retrouve donc encore là le double pouvoir du vajra ou des instruments qui le symbolisent.
Après avoir fait partir ma dernière lettre, je me suis aperçu que j’avais dû m’expliquer insuffisamment au sujet de la règle de 24 pouces : en réalité, 24 pouces font deux pieds, et il est évident que, si l’on dit 24 pouces, c’est pour marquer d’une façon explicite l’allusion à la division de la journée en 24 heures. D’autre part, ce qui a véritablement quelque chose d’anormal, c’est le fait même de la division du pied, en tant que mesure rectiligne, en 12 pouces et non pas en 10 ; il faudrait savoir d’où cela a bien pu provenir, et, comme je vous l’ai déjà fait remarquer à propos d’un autre sujet (4 pouces = 108 millimètres), la question de l’origine des anciennes mesures de longueur pose un certain nombre d’énigmes qui ne semblent pas des plus faciles à résoudre... La journée étant en réalité un cycle, il n’y a rien d’anormal dans sa division duodénaire, mais seulement dans sa représentation par la longueur d’une règle, rendue possible par l’application à celle-ci d’une division également duodénaire. En Chine, la longueur du pied a varié à diverses époques, corrélativement à celle de la "mesure de l’homme" (la hauteur du mât du char royal), mais il a toujours été divisé correctement en 10 pouces et non en 12.