LE SYMBOLISME SOLSTICIAL DE JANUS
René Guénon
Publié dans les Études Traditionnelles, juillet 1938.
Nous venons de voir que le symbolisme des deux portes solsticiales, en Occident, existait chez les Grecs et plus spécialement chez les pythagoriciens ; il se retrouve également chez les Latins, où il était essentiellement lié au symbolisme de Janus. Comme nous avons déjà fait allusion à celui-ci et à ses divers aspects en maintes occasions, nous n’envisagerons ici que les points qui se rattachent plus directement à ce que nous avons exposé dans nos dernières études, bien qu’il soit d’ailleurs difficile de les isoler entièrement de l’ensemble très complexe dont ils font partie.
Janus, sous l’aspect dont il s’agit présentement, est proprement le janitor qui ouvre et ferme les portes (januæ) du cycle annuel, avec les clefs qui sont un de ses principaux attributs ; et nous rappellerons, à ce propos, que la clef est un symbole « axial ». Ceci se rapporte naturellement au côté « temporel » du symbolisme de Janus : ses deux visages, suivant l’interprétation la plus habituelle, sont considérés comme représentant respectivement le passé et l’avenir ; or cette considération du passé et de l’avenir se retrouve évidemment, pour un cycle quelconque, tel que le cycle annuel, quand on l’envisage de l’une et de l’autre de ses deux extrémités. À ce point de vue d’ailleurs, il importe d’ajouter, pour compléter la notion de « triple temps », que, entre le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore, le véritable visage de Janus, celui qui regarde le présent, n’est, dit-on, ni l’un ni l’autre de ceux que l’on peut voir. Ce troisième visage, en effet, est invisible parce que le présent, dans la manifestation temporelle, n’est qu’un instant insaisissable (1); mais, lorsqu’on s’élève au-dessus des conditions de cette manifestation transitoire et contingente, le présent contient au contraire toute réalité. Le troisième visage de Janus correspond, dans un autre symbolisme, celui de la tradition hindoue, à l’oeil frontal de Shiva, invisible aussi, puisqu’il n’est représenté par aucun organe corporel, et qui figure le « sens de l’éternité » ; un regard de ce troisième oeil réduit tout en cendres, c’est-à-dire qu’il détruit toute manifestation ; mais, lorsque la succession est transmuée en simultanéité, le temporel en intemporel, toutes choses se retrouvent et demeurent dans l’« éternel présent », de telle sorte que la destruction apparente n’est véritablement qu’une « transformation ».
Revenons à ce qui concerne plus particulièrement le cycle annuel : ses portes, que Janus a pour fonction d’ouvrir et de fermer, ne sont autres que les portes solsticiales dont nous avons parlé. Aucun doute n’est possible à cet égard ; en effet, Janus a donné son nom au mois de janvier (januarius), qui est le premier mois de l’année, celui par lequel elle s’ouvre, lorsqu’elle commence normalement au solstice d’hiver ; en outre, ce qui est encore plus net, la fête de Janus, à Rome, était célébrée aux deux solstices par les Collegia Fabrorum ; nous aurons tout à l’heure à insister davantage sur ce dernier point. Les portes solsticiales donnant accès, ainsi que nous l’avons dit précédemment, aux deux moitiés ascendante et descendante du cycle zodiacal qui y ont leurs points de départ respectifs, Janus, que nous avons déjà vu apparaître comme le « Maître du triple temps » (désignation qui est également appliquée à Shiva par la tradition hindoue), est aussi par là le « Maître des deux voies », de ces deux voies de la droite et de la gauche que les pythagoriciens représentaient par la lettre Y (2), et qui sont, au fond, identiques au dêva-yâna et au pitri-yâna (3). On peut facilement comprendre, d’après cela, que les clefs de Janus sont en réalité les mêmes que celles qui, suivant la tradition chrétienne, ouvrent et ferment le « Royaume des cieux » (la voie par laquelle celui-ci est atteint correspondant en ce sens au dêva-yâna) (4), et cela d’autant plus que, sous un autre rapport, ces deux mêmes clefs, l’une d’or et l’autre d’argent, étaient aussi celles des « grands mystères » et des « petits mystères ».
En effet, Janus était le dieu de l’initiation (5), et cette attribution est des plus importantes, non seulement en elle-même, mais aussi au point de vue où nous nous plaçons en ce moment, parce qu’il y a là une connexion manifeste avec ce que nous avons dit du rôle proprement initiatique de la caverne et des autres « images du monde » qui en sont des équivalents, rôle qui nous a précisément amené à envisager la question des portes solsticiales. C’est d’ailleurs à ce titre que Janus présidait aux Collegia Fabrorum, ceux-ci étant les dépositaires des initiations qui, comme dans toutes les civilisations traditionnelles, étaient liées à l’exercice des métiers ; et ce qui est très remarquable, c’est qu’il y a là quelque chose qui, loin d’avoir disparu avec l’ancienne civilisation romaine, s’est continué sans interruption dans le christianisme même, et dont, si étrange que cela puisse paraître à ceux qui ignorent certaines « transmissions », on peut encore retrouver la trace jusqu’à nos jours.
Dans le christianisme, les fêtes solsticiales de Janus sont devenues celles des deux saints Jean, et celles-ci sont toujours célébrées aux mêmes époques, c’est-à-dire aux environs immédiats des deux solstices d’hiver et d’été (6) ; et ce qui est bien significatif aussi, c’est que l’aspect ésotérique de la tradition chrétienne a toujours été regardé comme « johannite », ce qui donne à ce fait un sens dépassant nettement, quelles que puissent être les apparences extérieures, le domaine simplement religieux et exotérique. La succession des anciens Collegia Fabrorum a d’ailleurs été transmise régulièrement aux corporations qui, à travers tout le moyen âge, ont gardé le même caractère initiatique, et notamment à celle des constructeurs ; celle-ci eut donc naturellement pour patrons les deux saint Jean, et de là vient l’expression bien connue de « Loge de saint Jean », qui a été conservée par la maçonnerie, celle-ci n’étant elle-même rien d’autre que la continuation, par filiation directe, des organisations dont nous venons de parler (7). Même sous sa forme « spéculative » moderne, la maçonnerie a toujours conservé également, comme un des témoignages les plus explicites de son origine, les fêtes solsticiales, consacrées aux deux saint Jean après l’avoir été aux deux faces de Janus (8) ; et c’est ainsi que la donnée traditionnelle des deux portes solsticiales, avec ses connexions initiatiques, s’est maintenue, encore vivante, même si elle est généralement incomprise, jusque dans le monde occidental actuel.
NOTES
(1) C’est aussi pour cette raison que certaines langues comme l’hébreu et l’arabe n’ont pas de forme verbale correspondant proprement au présent
(2) C’est ce que figurait aussi, sous une forme exotérique et « moralisée », le mythe d’Hercule entre la Vertu et le Vice, dont le symbolisme a été conservé dans la Sixième lame du Tarot. L’antique symbole pythagoricien a d’ailleurs eu d’autres « survivances » assez curieuses : c’est ainsi qu’on le retrouve, à l’époque de la Renaissance, dans la marque de l’imprimeur Nicolas du Chemin, dessiné par Jean Cousin.
(3) Le mot sanscrit yâna a la même racine que le latin ire, et, suivant Cicéron, c’est de cette racine que dérive le nom même de Janus, dont la forme est d’ailleurs singulièrement proche de celle de yâna.
(4) À propos de ce symbolisme des deux voies, il y a lieu d’ajouter qu’il en est une troisième, la « voie du milieu », qui conduit directement à la « Délivrance » ; à cette voie correspondrait le prolongement supérieur non tracé de la partie verticale de la lettre Y, et ceci est encore à rapprocher de ce qui a été dit plus haut au sujet du troisième visage invisible de Janus.
(5) Notons que le mot initiatio vient de in-ire, et qu’ainsi on y retrouve encore le verbe ire auquel se rattache le nom de Janus.
(6) La Saint-Jean d’hiver est ainsi très proche de la fête de Noël, qui, à un autre point de vue, correspond aussi non moins exactement au solstice d’hiver, ainsi que nous l’avons déjà expliqué. Un vitrail du XIIIe siècle de l’église Saint-Rémi, à Reims, présente une figuration particulièrement curieuse, et sans doute exceptionnelle, en rapport avec ce dont il s’agit ici : on a discuté assez vainement la question de savoir quel est celui des deux saints Jean qu’il représente ; la vérité est que, sans qu’il faille voir là la moindre confusion, il représente les deux, synthétisés dans la figure d’un seul personnage, ce que montrent les deux tournesols placés en sens opposés au-dessus de la tête de celui-ci, et qui correspondent ici au deux solstices et aux deux visages de Janus. Signalons encore incidemment, à titre de curiosité, que l’expression populaire « Jean qui pleure et Jean qui rit » est en réalité un souvenir des deux visages opposés de Janus [Cf. note 3, chapitre suivant.]
(7) Nous rappelons que la « Loge de saint Jean », bien que n’étant pas assimilée symboliquement à la caverne, n’en est pas moins, tout comme celle-ci, une figure du « cosmos » ; la description de ses « dimensions » est particulièrement nette à cet égard : sa longueur est « de l’orient à l’occident », sa largeur « du midi au septentrion », sa hauteur « de la terre au ciel », et sa profondeur « de la surface de la terre à son centre ». Il est à noter, comme rapprochement assez remarquable en ce qui concerne la hauteur de la Loge, que, selon la tradition islamique, l’emplacement d’une mosquée est considéré comme consacré, non pas seulement à la surface de la terre, mais depuis celle-ci jusqu’au « septième ciel ». D’autre part, il est dit que, « dans la Loge de saint Jean, on élève des temples à la vertu et on creuse des cachots pour le vice » ; ces deux idées d’« élever » et de « creuser » se rapportent aux deux « dimensions » verticales, hauteur et profondeur, qui sont comptées suivant les deux moitiés d’un même axe allant « du Zénith au Nadir », prises en sens inverse l’un de l’autre ; ces deux directions opposées correspondent respectivement à sattwa et à tamas (l’expansion des deux « dimensions » horizontales correspondant à rajas), c’est-à-dire aux deux tendances de l’être vers les Cieux (le temple) et vers les Enfers (le cachot), tendances qui sont ici « allégorisées », plutôt que symbolisées à proprement parler, par les notions de « vertu » et de « vice » exactement comme dans le mythe d’Hercule que nous avons rappelé plus haut.
(8) Dans le symbolisme maçonnique, deux tangentes parallèles à un cercle sont considérées, parmi diverses autres significations, comme représentant les deux saints Jean ; si le cercle est regardé comme une figure du cycle annuel, les points de contact de ces deux tangentes, diamétralement opposés l’un à l’autre, correspondent alors aux deux points solsticiaux.