LE BLANC ET LE NOIR
René Guénon
Publié dans les Études Traditionnelles, juin 1947.
Le symbole maçonnique du « pavé mosaïque » (tessellated pavement) est de ceux qui sont souvent insuffisamment compris ou mal interprétés ; ce pavé est formé de carreaux alternativement blancs et noirs, disposés exactement de la même façon que les cases de l’échiquier ou du damier. Nous ajouterons tout de suite que le symbolisme est évidemment le même dans les deux cas, car, ainsi que nous l’avons dit en diverses occasions, les jeux ont été, à l’origine, tout autre chose que les simples amusements profanes qu’ils sont devenus actuellement, et d’ailleurs le jeu d’échecs est certainement un de ceux où les traces du caractère « sacré » originel sont demeurées le plus apparentes en dépit de cette dégénérescence.
Au sens le plus immédiat, la juxtaposition du blanc et du noir représente naturellement la lumière et les ténèbres, le jour et la nuit, et, par suite, toutes les paires d’opposés ou de complémentaires (il est à peine besoin de rappeler que ce qui est opposition à un certain niveau devient complémentarisme à un autre niveau, de sorte que le même symbolisme est également applicable à l’une et à l’autre) ; on a donc là, à cet égard, un exact équivalent du symbole extrême-oriental du yin-yang (1). On peut même remarquer que l’interpénétration et l’inséparabilité des deux aspects yin et yang, qui sont représentées dans ce dernier cas par le fait que les deux moitiés de la figure sont délimitées par une ligne sinueuse, le sont ici aussi par la disposition enchevêtrée des deux sortes de carreaux, tandis qu’une autre disposition, comme par exemple celle de bandes rectilignes alternativement blanches et noires, ne rendrait pas aussi nettement la même idée et pourrait même plutôt faire penser à une juxtaposition pure et simple (2).
Il serait inutile de répéter à ce propos toutes les considérations que nous avons déjà exposées ailleurs en ce qui concerne le yin-yang ; nous rappellerons seulement d’une façon plus particulière qu’il ne faut voir dans ce symbolisme, non plus que dans la reconnaissance des dualités cosmiques dont il est l’expression, l’affirmation d’aucun « dualisme », car si ces dualités existent bien réellement dans leur ordre, leurs termes n’en sont pas moins dérivés de l’unité d’un même principe (le Tai-Ki de la tradition extrême-orientale). C’est là en effet un des points les plus importants, parce que c’est celui-là surtout qui donne lieu à de fausses interprétations ; certains ont cru pouvoir parler de « dualisme » au sujet du yin-yang, probablement par incompréhension, mais peut-être aussi quelquefois avec des intentions d’un caractère plus ou moins suspect ; en tout cas, pour ce qui est du « pavé mosaïque », une telle interprétation est le plus souvent le fait des adversaires de la maçonnerie, qui voudraient baser là-dessus une accusation de « manichéisme » (3). Il est assurément très possible que certains « dualistes » aient eux-mêmes détourné ce symbolisme de son véritable sens pour l’interpréter conformément à leurs propres doctrines, comme ils ont pu altérer pour la même raison les symboles exprimant une unité et une immutabilité inconcevables pour eux ; mais ce ne sont là en tout cas que des déviations hétérodoxes qui n’affectent absolument en rien le symbolisme en lui-même, et, quand on se place au point de vue proprement initiatique, ce ne sont pas de telles déviations qu’il y a lieu d’envisager (4).
Maintenant, outre la signification dont nous avons parlé jusqu’ici, il y en a encore une autre d’un ordre plus profond, et ceci résulte immédiatement du double sens de la couleur noire, que nous avons expliqué en d’autres occasions ; nous venons de considérer seulement son sens inférieur et cosmologique, mais il faut aussi considérer son sens supérieur et métaphysique. On en trouve un exemple particulièrement net dans la tradition hindoue, où celui qui est initié doit être assis sur une peau aux poils noirs et blancs, symbolisant respectivement le non-manifesté et le manifesté (5) ; le fait qu’il s’agit ici d’un rite essentiellement initiatique justifie suffisamment le rapprochement avec le cas du « pavé mosaïque » et l’attribution expresse de la même signification à celui-ci, même si, dans l’état actuel des choses, cette signification a été complètement oubliée. On retrouve donc là un symbolisme équivalent à celui d’Arjuna, le « blanc », et de Krishna, le « noir », qui sont, dans l’être lui-même, le mortel et l’immortel, le « moi » et le « Soi » (6) ; et, puisque ceux-ci sont aussi les « deux oiseaux inséparablement unis » dont il est question dans les Upanishads, ceci évoque encore un autre symbole, celui de l’aigle blanc et noir à deux têtes qui figure dans certains hauts grades maçonniques, nouvel exemple qui, après tant d’autres, montre une fois de plus que le langage symbolique a un caractère véritablement universel.
NOTES
(1) Voir La Grande Triade, ch. IV. Nous avons eu l’occasion de lire un article dont l’auteur rapportait la partie blanche au yin et la partie noire au yang, alors que c’est le contraire qui est vrai, et prétendait appuyer cette opinion erronée par des expériences « radiesthésiques » ; que faut-il conclure de là, si ce n’est que, en pareil cas, le résultat obtenu est dû tout simplement à l’influence des idées préconçues de l’expérimentateur ?
(2) Cette dernière disposition a cependant été employée aussi dans certains cas ; on sait qu’elle se trouvait notamment dans le Beaucéant des Templiers, dont la signification était encore la même.
(3) Ces gens, s’ils étaient logiques, devraient, suivant ce que nous avons dit plus haut, avoir le plus grand soin de s’abstenir de jouer aux échecs pour ne pas risquer de tomber eux-mêmes sous cette accusation ; cette simple remarque ne suffit-elle pas à montrer toute l’inanité de leur argumentation ?
(4) Nous rappellerons aussi, à ce propos, ce que nous avons dit ailleurs sur la question du « renversement des symboles », et plus spécialement la remarque que nous avons faite alors sur le caractère véritablement diabolique que présente l’attribution au symbolisme orthodoxe, et notamment à celui des organisations initiatiques, de l’interprétation à rebours qui est en réalité le fait de la « contre-initiation » (Le Règne de la quantité et les signes des temps, ch. XXX).
(5) Shatapata Brâhmana, III, 2, I, 5-7. À un autre niveau, ces deux couleurs représentent aussi ici le Ciel et la Terre, mais il faut faire attention à ce que, en raison de la correspondance de ceux-ci avec le non-manifesté et le manifesté, c’est alors le noir qui se rapporte au ciel et le blanc à la terre, de sorte que les relations existant dans le cas du yin-yang se trouvent interverties ; ce n’est d’ailleurs là qu’une application du sens inverse de l’analogie. L’initié doit toucher la jonction des poils noirs et blancs, unissant ainsi les principes complémentaires dont il va naître en tant que « Fils du Ciel et de la Terre » (cf. La Grande Triade, ch. IX).
(6) Ce symbolisme est aussi celui des Dioscures ; le rapport de ceux-ci avec les deux hémisphères ou les deux moitiés de l’« OEuf du Monde » nous ramène d’ailleurs à la considération du ciel et de la terre que nous avons indiquée dans la note précédente (cf. La Grande Triade, ch. V).