« La mort d’Hiram
et la Parole perdue »
dans
PAROLE PERDUE ET MOTS SUBSTITUÉS
de René Guénon
Article paru dans la revue « Etudes Traditionnelles »
– N° de juillet à août 1948
(Repris dans le recueil posthume « Etudes sur la
Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage », tome II)
On sait que, dans presque toutes les traditions, il est fait
allusion à une chose perdue ou disparue, qui, quelles que soient les façons
diverses dont elle est symbolisée, a toujours la même signification au fond ;
nous pourrions dire les mêmes significations, car, comme dans tout symbolisme,
il en est plusieurs, mais qui sont d’ailleurs étroitement liées entre elles. Ce
dont il s’agit en tout cela, c’est toujours, en réalité, l’obscuration
spirituelle survenue, en vertu des lois cycliques, au cours de l’histoire de
l’humanité ; c’est donc avant tout la perte de l’état primordial, et c’est
aussi, par une conséquence directe, celle de la tradition correspondante, car
cette tradition ne fait qu’un avec la connaissance même qui est essentiellement
impliquée dans la possession de cet état. Nous avons déjà indiqué ces considérations
dans un de nos ouvrages (1), en nous référant plus spécialement au symbolisme
du Graal, dans lequel se trouvent d’ailleurs très nettement les deux aspects
que nous venons de rappeler, se rapportant respectivement à l’état primordial
et à la tradition primordiale. À ces deux aspects, on pourrait encore en
ajouter un troisième, concernant le séjour primordial ; mais il va de soi que
la résidence dans le « Paradis terrestre », c’est-à-dire proprement au « Centre
du Monde », ne diffère en rien de la possession même de l’état primordial.
D’autre part, il faut remarquer que l’obscuration ne s’est
pas produite subitement et une fois pour toutes, mais que, après la perte de
l’état primordial, elle a eu plusieurs autres étapes successives, correspondant
à autant de phases ou d’époques dans le déroulement du cycle humain ; et la «
perte » dont nous parlons peut aussi représenter chacune de ces étapes, un
symbolisme similaire étant toujours applicable à ces différents degrés. Ceci
peut s’exprimer ainsi : à ce qui avait été perdu tout d’abord, il a été
substitué quelque chose qui devait en tenir lieu dans la mesure du possible,
mais qui, par la suite, fut aussi perdu à son tour, ce qui nécessita encore
d’autres substitutions. On peut l’entendre notamment de la constitution de
centres spirituels secondaires lorsque le centre suprême fut caché aux regards
de l’humanité, tout au moins dans son ensemble et en tant qu’il s’agit des
hommes ordinaires ou « moyens », car il y a nécessairement toujours des cas
d’exception sans lesquels, toute communication avec le centre étant rompue, la
spiritualité elle-même à tous ses degrés aurait entièrement disparu. On peut
dire aussi que les formes traditionnelles particulières, qui correspondent
précisément aux centres secondaires dont nous venons de parler, sont des
substituts plus ou moins voilés de la tradition primordiale perdue ou plutôt
cachée, substituts adaptés aux conditions des différents âges successifs ; et,
qu’il s’agisse des centres ou des traditions, la chose substituée est comme un
reflet, direct ou indirect, proche ou éloigné suivant les cas, de celle qui a
été perdue. En raison de la filiation continue par laquelle toutes les
traditions régulières se rattachent en définitive à la tradition primordiale,
on pourrait encore dire qu’elles sont, par rapport à celle-ci, comme autant de
rejetons issus d’un arbre unique, celui-là même qui symbolise l’« Axe du Monde
» et s’élève au centre du « Paradis terrestre », comme dans les légendes du
moyen âge où il est question de divers rejetons de l’« Arbre de Vie » (2).
Un exemple de substitution suivie d’une seconde perte se
trouve notamment dans la tradition mazdéenne ; et, à ce sujet, nous devons dire
que ce qui a été perdu n’est pas représenté seulement par la coupe sacrée, c’est-à-dire
par le Graal ou quelqu’un de ses équivalents, mais aussi par son contenu, ce
qui se comprend d’ailleurs sans peine, car ce contenu, par quelque nom qu’il
soit désigné, n’est en définitive pas autre chose que le « breuvage
d’immortalité », dont la possession constitue essentiellement un des privilèges
de l’état primordial. C’est ainsi qu’il est dit que le soma védique devint
inconnu à partir d’une certaine époque, de sorte qu’il fallut alors lui
substituer un autre breuvage qui n’en était qu’une figure ; il semble même
bien, quoique ce ne soit pas formellement indiqué, que ce substitut dut
ultérieurement se perdre à son tour (3). Chez les Perses, où le haoma est la
même chose que le soma hindou, cette seconde perte, par contre, est
expressément mentionnée : le haoma blanc ne pouvait être recueilli que sur
l’Alborj, c’est-à-dire sur la montagne polaire qui représente le séjour
primordial ; il fut ensuite remplacé par le haoma jaune, de même que, dans la
région où s’établirent les ancêtres des Iraniens, il y eut un autre Alborj qui
n’était plus qu’une image du premier ; mais, plus tard, ce haoma jaune fut
perdu à son tour et il n’en resta plus que le souvenir. Pendant que nous en
sommes à ce sujet, nous rappellerons que le vin est aussi, dans d’autres traditions,
un substitut du « breuvage d’immortalité » ; c’est d’ailleurs pourquoi il est
pris généralement, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs (4), comme un
symbole de la doctrine cachée ou réservée, c’est-à-dire de la connaissance
ésotérique et initiatique.
Nous en viendrons maintenant à une autre forme du même
symbolisme, qui d’ailleurs peut correspondre à des faits s’étant produits très
réellement au cours de l’histoire ; mais il est bien entendu que, comme pour
tous les faits historiques, c’est leur valeur symbolique qui en fait pour nous
tout l’intérêt. D’une façon générale, toute tradition a normalement pour moyen
d’expression une certaine langue, qui revêt par là même le caractère de langue
sacrée ; si cette tradition vient à disparaître, il est naturel que la langue
sacrée correspondante soit perdue en même temps ; même s’il en subsiste quelque
chose extérieurement, ce n’est plus qu’une sorte de « corps mort », son sens
profond n’étant plus connu désormais et ne pouvant plus l’être véritablement.
Il dut en être ainsi tout d’abord de la langue primitive par laquelle
s’exprimait la tradition primordiale, et c’est pourquoi on trouve en effet,
dans les récits traditionnels, de nombreuses allusions à cette langue primitive
et à sa perte ; ajoutons que, quand telle ou telle langue sacrée particulière
et actuellement connue paraît cependant, comme il arrive parfois, être
identifiée à la langue primitive elle-même, il faut seulement entendre par là
qu’elle en est effectivement un substitut, et qu’elle en tient par conséquent
la place pour les adhérents de la forme traditionnelle correspondante. D’après
certains des récits qui s’y rapportent, il semblerait pourtant que la langue
primitive ait subsisté jusqu’à une époque qui, si éloignée qu’elle puisse paraître
relativement à nous, n’en est pas moins fort éloignée des temps primordiaux :
c’est le cas de l’histoire biblique de la « confusion des langues », qui,
autant qu’il est possible de la rapporter à une période historique déterminée,
ne peut guère correspondre qu’au début du Kali-Yuga ; or il est certain que,
bien antérieurement, il y eut déjà des formes traditionnelles particulières,
dont chacune dut avoir sa propre langue sacrée ; cette persistance de la langue
unique des origines ne doit donc pas être entendue littéralement, mais plutôt
en ce sens que, jusque-là, la conscience de l’unité essentielle de toutes les
traditions n’avait pas encore disparu (5).
Dans certains cas, au lieu de la perte d’une langue, il est
parlé seulement de celle d’un mot, tel qu’un nom divin par exemple,
caractérisant une certaine tradition et la représentant en quelque sorte
synthétiquement ; et la substitution d’un nouveau nom remplaçant celui-là
marquera alors le passage de cette tradition à une autre. Quelquefois aussi, il
est fait mention de « pertes » partielles s’étant produites, à certaines
époques critiques, dans le cours de l’existence d’une même forme traditionnelle
: lorsqu’elles furent réparées par la substitution de quelque équivalent, elles
signifient qu’une réadaptation de la tradition considérée fut alors nécessitée
par les circonstances ; dans le cas contraire, elles indiquent un
amoindrissement plus ou moins grave de cette tradition auquel il ne peut être
remédié ultérieurement. Pour nous en tenir à l’exemple le plus connu, nous
citerons seulement la tradition hébraïque, où l’on trouve précisément l’un et
l’autre de ces deux cas : après la captivité de Babylone, une nouvelle écriture
dut être substituée à l’ancienne qui s’était perdue (6), et, étant donnée la valeur
hiéroglyphique inhérente aux caractères d’une langue sacrée, ce changement dut
forcément impliquer quelque modification dans la forme traditionnelle
elle-même, c’est-à-dire une réadaptation (7). D’autre part, lors de la
destruction du Temple de Jérusalem et de la dispersion du peuple juif, la
véritable prononciation du Nom tétragrammatique fut perdue ; il y eut bien un
nom substitué, celui d’Adonaï, mais il ne fut jamais regardé comme l’équivalent
réel de celui qu’on ne savait plus prononcer. En effet, la transmission
régulière de la prononciation exacte du principal nom divin (8), désigné comme
ha-Shem ou le Nom par excellence, était essentiellement liée à la continuation
du sacerdoce dont les fonctions ne pouvaient s’exercer que dans le seul Temple de
Jérusalem ; dès lors que celui-ci n’existait plus, la tradition hébraïque
devenait irrémédiablement incomplète, comme le prouve d’ailleurs suffisamment
la cessation des sacrifices, c’est-à-dire de ce qui constituait la partie la
plus « centrale » des rites de cette tradition, de même que le Tétragramme, lui
aussi, y occupait une position véritablement « centrale » par rapport aux
autres noms divins ; et, effectivement, c’est bien le centre spirituel de la
tradition qui était perdu (9). Il est d’ailleurs particulièrement manifeste,
dans un exemple comme celui-là, que le fait historique lui-même, qui n’est
aucunement contestable comme tel, ne saurait être séparé de sa signification
symbolique, en laquelle réside au fond toute sa raison d’être, et sans laquelle
il deviendrait complètement inintelligible.
La notion de la chose perdue, sous l’un ou l’autre de ses
différents symboles, existe, comme on a pu le voir par ce qui précède, dans
l’exotérisme même des diverses formes traditionnelles ; et l’on pourrait même
dire que c’est à ce côté exotérique qu’elle se réfère, plus précisément et
avant tout, car il est évident que c’est là que la perte s’est produite et est
véritablement effective, et qu’elle peut être considérée en quelque sorte comme
définitive et irrémédiable, puisqu’elle l’est en effet pour la généralité de
l’humanité terrestre tant que durera le cycle actuel. Il est quelque chose qui,
par contre, appartient en propre à l’ordre ésotérique et initiatique : c’est la
recherche de cette chose perdue, ou, comme on disait au moyen âge, sa « queste
» ; et cela se comprend sans peine, puisque l’initiation, dans sa première
partie, celle qui correspond aux « petits mystères », a en effet pour but
essentiel la restauration de l’état primordial. Il faut d’ailleurs remarquer
que, de même que la perte n’a eu lieu en réalité que graduellement et en
plusieurs étapes, ainsi que nous l’avons expliqué, avant d’en arriver
finalement à l’état actuel, la recherche devra aussi se faire graduellement, en
repassant en sens inverse par les mêmes étapes, c’est-à-dire en remontant en
quelque sorte le cours du cycle historique de l’humanité, d’un état à un autre
état antérieur, et ainsi, de proche en proche, jusqu’à l’état primordial
lui-même ; et à ces différentes étapes pourront naturellement correspondre
autant de degrés dans l’initiation aux « petits mystères » (10). Nous
ajouterons tout de suite que, par là même, les substitutions successives dont
nous avons parlé peuvent également être reprises alors dans un ordre inverse ;
c’est ce qui explique que, dans certains cas, ce qui est donné comme la «
parole retrouvée » ne soit pourtant encore en réalité qu’un « mot substitué »,
représentant l’une ou l’autre des étapes intermédiaires. Il est d’ailleurs bien
évident que tout ce qui peut être communiqué extérieurement ne saurait être
véritablement la « parole perdue », et que ce n’en est qu’un symbole, toujours
plus ou moins inadéquat comme toute expression des vérités transcendantes ; et
ce symbolisme est souvent très complexe, en raison même de la multiplicité des
sens qui y sont attachés, ainsi que des degrés qu’il comporte dans son
application.
Il y a, dans les initiations occidentales, au moins deux
exemples bien connus (ce qui ne veut certes pas dire qu’ils soient toujours
bien compris de ceux qui en parlent) de la recherche dont il s’agit : la «
queste du Graal » dans les initiations chevaleresques du moyen âge, et la «
recherche de la parole perdue » dans l’initiation maçonnique, qu’on pourrait
prendre respectivement comme types des deux principales formes de symbolisme
que nous avons indiquées. En ce qui concerne la première, A. E. Waite a fait
remarquer avec raison qu’il s’y trouve beaucoup d’allusions plus ou moins
explicites à des formules et à des objets substitués ; du reste, ne pourrait-on
pas dire que la « Table Ronde » elle-même n’est en définitive qu’un « substitut
», puisque, bien qu’elle soit destinée à recevoir le Graal, celui-ci n’y prend
pourtant jamais place effectivement ? Cela ne signifie d’ailleurs pas, comme certains
pourraient être tentés de le croire trop facilement, que la « queste » ne peut
jamais être terminée, mais seulement que, même alors qu’elle l’est pour
quelques-uns en particulier, elle ne peut pas l’être pour l’ensemble d’une
collectivité, quand bien même celle-ci possède le caractère initiatique le plus
incontestable. La « Table Ronde » et sa chevalerie, comme nous l’avons vu
ailleurs (11), présentent toutes les marques qui indiquent qu’il s’agit bien de
la constitution d’un centre spirituel authentique ; mais, redisons-le encore,
tout centre spirituel secondaire, n’étant qu’une image ou un reflet du centre
suprême, ne peut jouer réellement qu’un rôle de « substitut » par rapport à
celui-ci, de même que toute forme traditionnelle particulière n’est proprement
qu’un « substitut » de la tradition primordiale.
Si nous en venons à la « parole perdue » et à sa recherche
dans la Maçonnerie, nous devons constater que, tout au moins dans l’état actuel
des choses, ce sujet est entouré de bien des obscurités ; nous ne prétendons
assurément pas les dissiper entièrement, mais les quelques remarques que nous
formulerons seront peut-être suffisantes pour faire disparaître ce qui
risquerait d’être pris au premier abord pour des contradictions. La première
chose qu’il y a lieu de remarquer à cet égard, c’est que le grade de Maître,
tel qu’il est pratiqué dans la Craft Masonry, insiste sur la « perte de la
parole », qui y est présentée comme une conséquence de la mort d’Hiram, mais
paraît ne contenir aucune indication expresse quant à sa recherche, et qu’il y
est encore moins question de la « parole retrouvée ». Cela peut sembler
vraiment étrange, puisque la Maîtrise, étant le dernier des grades qui
constituent la Maçonnerie proprement dite, doit nécessairement correspondre,
tout au moins virtuellement, à la perfection des « petits mystères », sans quoi
sa désignation même serait d’ailleurs injustifiée. On peut, il est vrai,
répondre que l’initiation à ce grade, en elle-même, n’est proprement qu’un
point de départ, ce qui est en somme tout à fait normal ; mais encore
faudrait-il qu’il y ait dans cette initiation même quelque chose qui permette
d’« amorcer », si l’on peut s’exprimer ainsi, la recherche constituant le
travail ultérieur qui devra conduire à la réalisation effective de la Maîtrise
; or nous pensons que, malgré les apparences, il en est bien réellement ainsi.
En effet, le « mot sacré » du grade est manifestement un « mot substitué », et
il n’est d’ailleurs donné que comme tel ; mais, en outre, ce « mot substitué »
est d’une sorte très particulière : il a été déformé de plusieurs façons
différentes, au point d’en être devenu méconnaissable (12), et on en donne des
interprétations diverses, qui peuvent présenter accessoirement quelque intérêt
par leurs allusions à certains éléments symboliques du grade, mais dont aucune ne
peut se justifier par une étymologie hébraïque quelconque. Maintenant, si l’on
restitue la forme correcte de ce mot, on s’aperçoit que son sens est tout autre
que ceux qui lui sont ainsi attribués : ce mot, en réalité, n’est pas autre
chose qu’une question, et la réponse à cette question serait le vrai « mot
sacré » ou la « parole perdue » elle-même, c’est-à-dire le véritable nom du
Grand Architecte de l’Univers (13). Ainsi, la question étant posée, la
recherche est bien « amorcée » par là même comme nous le disions tout à l’heure
; il appartiendra dès lors à chacun, s’il en est capable, de trouver la réponse
et de parvenir à la Maîtrise effective par son propre travail intérieur.
Un autre point à considérer est celui-ci : la « parole
perdue » est, le plus généralement, en conformité avec le symbolisme hébraïque,
assimilée au Nom tétragrammatique ; il y a là, si l’on voulait prendre les
choses à la lettre, un anachronisme évident, car il est bien entendu que la
prononciation du Nom ne fut pas perdue à l’époque de Salomon et de la
construction du Temple. Cependant, on aurait tort de regarder cet anachronisme
comme constituant une difficulté réelle, car il ne s’agit nullement ici de l’«
historicité » des faits comme tels, qui, à ce point de vue, importe peu en
elle-même, et le Tétragramme n’y est pris que pour la valeur de ce qu’il
représente traditionnellement ; il peut d’ailleurs fort bien n’avoir été
lui-même, en un certain sens, qu’un « mot substitué », puisqu’il appartient en
propre à la révélation mosaïque et que, à ce titre, il ne saurait, non plus que
la langue hébraïque elle-même, remonter réellement jusqu’à la tradition
primordiale (14). Si nous avons signalé cette question, c’est surtout pour
attirer l’attention sur ceci, qui est beaucoup plus important au fond : dans
l’exotérisme judaïque, le mot qui est substitué au Tétragramme qu’on ne sait
plus prononcer est, comme nous l’avons déjà dit précédemment, un autre nom
divin, Adonaï, qui est formé également de quatre lettres, mais qui est
considéré comme moins essentiel ; il y a là quelque chose qui implique qu’on se
résigne à une perte jugée irréparable, et qu’on cherche seulement à y remédier
dans la mesure où les conditions présentes le permettent encore. Dans
l’initiation maçonnique, au contraire, le « mot substitué » est une question
qui ouvre la possibilité de retrouver la « parole perdue », donc de restaurer
l’état antérieur à cette perte ; là est en somme, exprimée symboliquement d’une
façon assez frappante, une des différences fondamentales qui existent entre le
point de vue exotérique et le point de vue initiatique (15).
Avant d’aller plus loin, une digression est nécessaire pour
que la suite puisse être bien comprise : l’initiation maçonnique, se rapportant
essentiellement aux « petits mystères » comme toutes les initiations de métier,
s’achève par là même avec le grade de Maître, puisque la réalisation complète
de celui-ci implique la restauration de l’état primordial; mais on est alors
amené à se demander quels peuvent être, dans la Maçonnerie, le sens et le rôle
de ce qu’on appelle les hauts grades, dans lesquels certains, pour cette raison
précisément, n’ont voulu voir que des « superfétations » plus ou moins vaines
et inutiles. En réalité, il faut ici faire avant tout une distinction entre deux
cas (16) : d’une part, celui des grades qui ont un lien direct avec la
Maçonnerie (17), et, d’autre part, celui des grades qui peuvent être considérés
comme représentant des vestiges ou des souvenirs (18), venus se greffer sur la
Maçonnerie ou se « cristalliser » en quelque sorte autour d’elle, d’anciennes
organisations initiatiques occidentales autres que celle-ci. La raison d’être
de ces derniers grades, si on ne les considère pas comme n’ayant qu’un intérêt
simplement « archéologique » (ce qui serait évidemment une justification tout à
fait insuffisante au point de vue initiatique), est en somme la conservation de
ce qui peut encore être maintenu des initiations dont il s’agit, de la seule
façon qui soit restée possible après leur disparition en tant que formes
indépendantes ; il y aurait certainement beaucoup à dire sur ce rôle «
conservateur » de la Maçonnerie et sur la possibilité qu’il lui donne de
suppléer dans une certaine mesure à l’absence d’initiations d’un autre ordre
dans le monde occidental actuel ; mais ceci est entièrement en dehors du sujet
que nous étudions présentement, et c’est seulement l’autre cas, celui des
grades dont le symbolisme se rattache plus ou moins étroitement à celui de la
Maçonnerie proprement dite, qui nous concerne ici directement.
D’une façon générale, ces grades peuvent être considérés
comme constituant proprement des extensions ou des développements du grade de
Maître ; il n’est pas contestable que, en principe, celui-ci se suffit à
lui-même, mais, en fait, la trop grande difficulté qu’il y a à dégager tout ce
qui s’y trouve contenu implicitement justifie l’existence de ces développements
ultérieurs (19). Il s’agit donc d’une aide apportée à ceux qui veulent réaliser
ce qu’ils ne possèdent encore que d’une façon virtuelle ; du moins est-ce là
l’intention fondamentale de ces grades, quelles que soient les réserves qu’il
pourrait y avoir lieu de faire sur la plus ou moins grande efficacité pratique
de cette aide, dont le moins qu’on puisse dire est que, dans la plupart des
cas, elle est fâcheusement diminuée par l’aspect fragmentaire et trop souvent
altéré sous lequel se présentent actuellement les rituels correspondants ; nous
n’avons à envisager que le principe, qui est indépendant de ces considérations
contingentes. A vrai dire, d’ailleurs, si le grade de Maître était plus
explicite, et aussi si tous ceux qui y sont admis étaient plus véritablement
qualifiés, c’est à son intérieur même que ces développements devraient trouver
place, sans qu’il soit besoin d’en faire l’objet d’autres grades nominalement
distincts de celui-là (20).
Maintenant, et c’est là que nous voulions en venir, parmi
les hauts grades en question, il en est un certain nombre qui insistent plus
particulièrement sur la « recherche de la parole perdue », c’est-à-dire sur ce
qui, suivant ce que nous avons expliqué, constitue le travail essentiel de la
Maîtrise ; et il en est même quelques-uns qui donnent une « parole retrouvée »,
ce qui semble impliquer l’achèvement de cette recherche ; mais, en réalité, cette
« parole retrouvée » n’est jamais qu’un nouveau « mot substitué », et, par les
considérations que nous avons exposées précédemment, il est facile de
comprendre qu’il ne puisse en être autrement, puisque la véritable « parole »
est rigoureusement incommunicable. Il en est notamment ainsi du grade de Royal
Arch, le seul qui doive être regardé comme strictement maçonnique à proprement
parler, et dont l’origine opérative directe ne puisse soulever aucun doute :
c’est en quelque sorte le complément normal du grade de Maître, avec une
perspective ouverte sur les « grands mystères » (21). Le mot qui représente
dans ce grade la « parole retrouvée » apparaît, comme tant d’autres, sous une
forme assez altérée, ce qui a donné naissance à des suppositions diverses quant
à sa signification ; mais, suivant l’interprétation la plus autorisée et la
plus plausible, il s’agit en réalité d’un mot composite, formé par la réunion
de trois noms divins appartenant à autant de traditions différentes. Il y a là
tout au moins une indication intéressante à deux points de vue : d’abord, cela
implique évidemment que la « parole perdue » est bien considérée comme étant un
nom divin ; ensuite, l’association de ces différents noms ne peut s’expliquer
que comme une affirmation implicite de l’unité fondamentale de toutes les
formes traditionnelles ; mais il va de soi qu’un tel rapprochement opéré entre
des noms provenant de plusieurs langues sacrées n’est encore que tout extérieur
et ne saurait en aucune façon symboliser adéquatement une restitution de la
tradition primordiale elle-même, et que, par conséquent, ce n’est bien
réellement qu’un « mot substitué » (22).
Un autre exemple, qui est d’ailleurs d’un genre très
différent, est celui du grade écossais de Rose-Croix, dans lequel la « parole
retrouvée » se présente comme un nouveau Tétragramme devant remplacer l’ancien
qui a été perdu ; en fait, ces quatre lettres, qui ne sont du reste que des
initiales ne formant pas un mot à proprement parler, ne peuvent exprimer ici
autre chose que la situation de la tradition chrétienne vis-à-vis de la
tradition hébraïque, ou le remplacement de l’« Ancienne Loi » par la « Nouvelle
Loi », et il serait difficile de dire qu’elles représentent un état plus proche
de l’état primordial, à moins qu’on ne veuille l’entendre en ce sens que le
Christianisme a accompli une « réintégration » ouvrant certaines possibilités
nouvelles pour le retour à celui-ci, ce qui est d’ailleurs vrai en quelque
façon pour toute forme traditionnelle constituée à une certaine époque et en
conformité plus particulière avec les conditions de cette époque même. Il
convient d’ajouter que, à la signification simplement religieuse et exotérique,
il se superpose naturellement ici d’autres interprétations, d’ordre
principalement hermétique, qui sont loin d’être sans intérêt en elles-mêmes ;
mais, outre qu’elles s’éloignent de la considération des noms divins qui est
essentiellement inhérente à la « parole perdue », c’est là quelque chose qui
relève de l’hermétisme chrétien beaucoup plus que de la Maçonnerie proprement
dite, et, quelles que soient les affinités qui existent entre l’un et l’autre,
il n’est cependant pas possible de les considérer comme identiques, car, même
lorsqu’ils font jusqu’à un certain point usage des mêmes symboles, ils n’en
procèdent pas moins de « techniques » initiatiques notablement différentes à
bien des égards. D’autre part, la « parole » du grade de Rose-Croix se réfère
manifestement au seul point de vue d’une forme traditionnelle déterminée, ce
qui nous laisse en tout cas bien loin du retour à la tradition primordiale, qui
est au-delà de toutes les formes particulières ; sous ce rapport comme sous
beaucoup d’autres, le grade de Royal Arch aurait assurément plus de raisons que
celui-là de s’affirmer comme le nec plus ultra de l’initiation maçonnique.
Nous pensons en avoir dit assez sur ces « substitutions »
diverses, et, pour terminer cette étude, nous devrons maintenant revenir au
grade de Maître, afin de chercher la solution d’une autre énigme qui se pose à
son sujet et qui est celle-ci : comment se fait-il que la « perte de la parole
» y soit présentée comme résultant de la mort du seul Hiram, alors que, d’après
la légende même, d’autres que lui devaient la posséder également ? Il y a là,
en effet, une question qui rend perplexes beaucoup de Maçons, parmi ceux qui
réfléchissent quelque peu sur le symbolisme, et certains vont même jusqu’à y
voir une invraisemblance qu’il leur paraît tout à fait impossible d’expliquer
d’une façon acceptable, alors que, comme on le verra, il en est tout autrement
en réalité.
La question que nous posions à la fin de la précédente
partie de cette étude peut se formuler plus précisément ainsi : lors de la
construction du Temple, la « parole » des Maîtres était, suivant la légende
même du grade, en la possession de trois personnages qui avaient le pouvoir de
la communiquer : Salomon, Hiram, roi de Tyr, et Hiram-Abi ; ceci étant admis,
comment la mort de ce dernier peut-elle suffire pour entraîner la perte de
cette parole ? La réponse est que, pour la communiquer régulièrement et dans la
forme rituelle, il fallait le concours des « trois premiers Grands-Maîtres »,
de sorte que l’absence ou la disparition d’un seul d’entre eux rendait cette
communication impossible, et cela aussi nécessairement qu’il faut trois côtés
pour former un triangle ; et ce n’est pas là, comme pourraient le penser ceux
qui n’ont pas une habitude suffisante de certaines correspondances symboliques,
une simple comparaison ou un rapprochement plus ou moins imaginatif et dénué de
fondement réel. En effet, une Loge opérative ne peut être ouverte que par le
concours de trois Maîtres (23), ayant en leur possession trois baguettes dont
les longueurs respectives sont dans le rapport des nombres 3, 4 et 5 ; c’est
seulement quand ces trois baguettes ont été rapprochées et assemblées de façon
à former le triangle rectangle pythagoricien que l’ouverture des travaux peut
avoir lieu. Cela étant, il est facile de comprendre que, d’une façon similaire,
un mot sacré peut être formé de trois parties, telle que trois syllabes (24),
dont chacune ne peut être communiquée que par un des trois Maîtres, de sorte
que, en l’absence d’un de ceux-ci, le mot aussi bien que le triangle resterait
incomplet, et que rien de valable ne pourrait plus être accompli ; nous
reviendrons d’ailleurs tout à l’heure sur ce point.
Nous signalerons incidemment un autre cas où l’on retrouve
aussi un symbolisme du même genre, du moins sous le rapport qui nous intéresse
présentement : dans certaines corporations du moyen âge, le coffre qui
contenait le « trésor » était muni de trois serrures, dont les clefs étaient
confiées à trois officiers différents, si bien qu’il fallait la présence
simultanée de ceux-ci pour que ce coffre pût être ouvert. Naturellement, ceux
qui n’envisagent les choses que d’une façon superficielle peuvent ne voir là
qu’une mesure de précaution contre une infidélité possible ; mais, comme il
arrive toujours en pareil cas, cette explication tout extérieure et profane est
tout à fait insuffisante, et, même en admettant qu’elle soit légitime dans son
ordre, elle n’empêche aucunement que le même fait ait une signification
symbolique autrement profonde et qui en fait toute la valeur réelle ; penser
autrement équivaut à méconnaître entièrement le point de vue initiatique, et,
du reste, la clef a par elle-même un symbolisme assez important pour justifier
ce que nous disons ici (25).
Pour revenir au triangle rectangle dont nous parlions plus
haut, on peut, d’après ce que nous avons vu, dire que la mort du « troisième
Grand-Maître » le laisse incomplet ; c’est à quoi correspond en un certain
sens, et indépendamment de ses significations propres en tant qu’équerre, la
forme de l’équerre du Vénérable, qui est à branches inégales, et normalement
dans le rapport de 3 à 4, de sorte qu’elles peuvent être considérées comme les
deux côtés de l’angle droit de ce triangle, dont l’hypoténuse est alors absente
ou, si l’on veut, « sous-entendue » (26). Il est à remarquer que la
reconstitution du triangle complet, tel qu’il figure dans les insignes du Past
Master, implique, ou du moins devrait théoriquement impliquer, que celui-ci est
parvenu à accomplir la restitution de ce qui était perdu (27).
Quant au mot sacré qui ne peut être communiqué que par le
concours de trois personnes, il est assez significatif que ce caractère se
rencontre précisément pour celui qui, au grade de Royal Arch, est considéré
comme représentant la « parole retrouvée », et dont la communication régulière
n’est effectivement possible que de cette façon. Les trois personnes dont il
s’agit forment elles-mêmes un triangle, et les trois parties du mot, qui sont
alors les trois syllabes correspondant à autant de noms divins dans des
traditions différentes, ainsi que nous l’avons expliqué précédemment, « passent
» successivement, si l’on peut dire, de l’un à l’autre des côtés de ce
triangle, jusqu’à ce que la parole soit entièrement « juste et parfaite ». Bien
que ce ne soit là encore en réalité qu’un « mot substitué », le fait que le
Royal Arch est, sous le rapport de la filiation opérative, le plus «
authentique » de tous les grades supérieurs, n’en donne pas moins à ce mode de
communication une importance incontestable pour confirmer l’interprétation de
ce qui reste obscur à cet égard dans le symbolisme du grade de Maître tel qu’il
est pratiqué actuellement.
À ce propos, nous ajouterons encore une remarque en ce qui
concerne le Tétragramme hébraïque : puisque celui-ci est un des noms divins qui
sont le plus souvent assimilés à la « parole perdue », il doit s’y retrouver
aussi quelque chose qui correspond à ce que nous venons de dire, car le même
caractère, dès lors qu’il est vraiment essentiel, doit exister en quelque
manière dans tout ce qui figure cette parole d’une façon plus ou moins
adéquate. Ce que nous voulons dire par là, c’est que, pour que la
correspondance symbolique soit exacte, la prononciation du Tétragramme devait
être trisyllabique; comme d’autre part il s’écrit naturellement en quatre
lettres, on pourrait dire que, suivant le symbolisme numérique, 4 se rapporte
ici à l’aspect « substantiel » de la parole (en tant que celle-ci est écrite,
ou épelée conformément à l’écriture qui joue le rôle d’un « support »
corporel), et 3 à son aspect « essentiel » (en tant qu’elle est prononcée
intégralement par la voix qui seule lui donne l’« esprit » et la « vie »). Il
résulte de là que, tout en ne pouvant aucunement être regardé comme la vraie
prononciation du Nom, qui n’est plus connue de personne, la forme Jehovah, par
là même qu’elle est en trois syllabes, la représente du moins beaucoup mieux
(ce que son ancienneté même, en tant que transcription approximative dans les
langues occidentales, pourrait du reste déjà donner à penser) que la forme
purement fantaisiste Yahveh, inventée par les exégètes et les « critiques »
modernes, et qui, n’ayant que deux syllabes, est évidemment impropre à une
transmission rituelle comme celle dont il s’agit.
Il y aurait assurément beaucoup à dire encore sur tout cela,
mais nous devons arrêter là ces considérations déjà trop longues, et qui,
redisons-le encore en terminant, n’ont d’autre prétention que d’éclairer un peu
quelques-uns des aspects de cette question si complexe de la « parole perdue ».
NOTES
(1) Le Roi du monde,
chap. V.
(2) Il est assez significatif à cet égard que, d’après
certaines de ces légendes, ce soit d’un de ces rejetons qu’aurait été tiré le
bois de la croix.
(3) Il est donc parfaitement vain de chercher quelle pouvait
être la plante qui produisait le soma ; aussi sommes-nous toujours tenté,
indépendamment de toute autre considération, de savoir quelque gré à un
orientaliste qui, en parlant du soma, nous fait grâce du « cliché »
conventionnel de l’asclepias acida ?
(4) Le Roi du Monde,
ch. VI.
(5) On pourrait remarquer à ce propos que ce qui est désigné
comme le « don des langues » (voir Aperçus
sur l’Initiation, ch. XXXVII) s’identifie à la connaissance de la langue
primitive entendue symboliquement.
(6) Il est à peine besoin de faire remarquer combien la
chose serait invraisemblable si l’on voulait la prendre à la lettre : comment
une courte période de 70 ans aurait-elle pu suffire pour que personne n’ait
plus gardé le souvenir des anciens caractères ? Mais ce n’est certes pas sans
raison que cela se passait à cette époque de réadaptations traditionnelles que
fut le VIe siècle avant l’ère chrétienne.
(7) Il est très probable que les changements survenus à
plusieurs reprises dans la forme des caractères chinois doivent aussi
s’interpréter de la même façon.
(8) Cette transmission est exactement comparable à celle
d’un mantra dans la tradition hindoue.
(9) Le terme de diaspora ou « dispersion » (en hébreu
galûth) définit très bien l’état d’un peuple dont la tradition est privée de
son centre normal.
(10) Sur ce point, voir Aperçus
sur l’Initiation, ch. XXXIX.
(11) Le Roi du Monde,
ch. IV et V.
(12) Ces déformations ont même fourni deux mots soi-disant
distincts, un « mot sacré » et un « mot de passe » interchangeables suivant les
différents rites, et qui en réalité ne sont qu’un.
(13) Nous n’avons pas à chercher si les déformations
multiples, tant en ce qui concerne le mot lui-même que sa signification, ont
été voulues ou non, ce qui serait sans doute difficile, faute de précisions sur
les circonstances où elles se sont produites en fait ; mais ce qui est certain
en tous cas, c’est qu’elles ont pour effet de dissimuler entièrement ce qu’on
peut regarder comme le point le plus essentiel du grade de Maître, dont elles
ont fait ainsi une sorte d’énigme sans aucune solution apparemment possible.
(14) Sur le « premier nom de Dieu » suivant certaines
traditions initiatiques, voir La Grande
Triade, ch. XXV.
(15) Nous signalerons incidemment que, dans le grade de
Maître, il n’y a pas seulement un « mot substitué », mais aussi un « signe
substitué » ; si la « parole perdue » est identifiée symboliquement au
Tétragramme, certains indices donnent lieu de supposer que, corrélativement, le
« signe perdu » devrait l’être à celui de la bénédiction des Kohanim. Là
encore, il ne faudrait pas voir l’expression littérale d’un fait historique,
car, en réalité, ce signe n’a jamais été perdu ; mais on pourrait du moins se
demander légitimement si, lorsque le Tétragramme ne fut plus prononcé, il a pu
conserver encore effectivement toute sa valeur rituelle.
(16) Nous laissons naturellement de côté les grades, trop
nombreux dans certains « systèmes », qui n’ont qu’un caractère plutôt
fantaisiste et ne reflètent manifestement que les conceptions particulières de
leurs auteurs.
(17) On ne peut cependant pas dire strictement qu’ils en
fassent partie intégrante, à la seule exception du Royal Arch.
(18) Nous ajoutons ici le mot « souvenirs » pour n’avoir à
entrer dans aucune discussion sur la filiation plus ou moins directe de ces
grades, ce qui risquerait de nous entraîner bien loin, surtout en ce qui
concerne les organisations se rattachant à diverses forme de l’initiation
chevaleresque.
(19) Il faut ajouter aussi, tout au moins comme raison
subsidiaire, la réduction à trois des sept grades de l’ancienne Maçonnerie
opérative : ceux-ci n’étant pas tous connus des fondateurs de la Maçonnerie
spéculative, il en est résulté de graves lacunes qui, malgré certaines «
reprises » postérieures, n’ont pas pu être comblées entièrement dans le cadre
des trois grades symboliques actuels ; et il est quelques hauts grades qui
paraissent avoir été surtout des tentatives pour remédier à ce défaut, bien
qu’on ne puisse d’ailleurs pas dire qu’ils y aient pleinement réussi, faute de
posséder la véritable transmission opérative qui aurait été indispensable à cet
effet.
(20) Le Maître, par là même qu’il possède « la plénitude des
droits maçonniques », a notamment celui d’accéder à toutes les connaissances
incluses dans la forme initiatique à laquelle il appartient ; c’est ce
qu’exprimait d’ailleurs assez nettement l’ancienne conception du « Maître à
tous grades », qui semble complètement oubliée aujourd’hui.
(21) Nous renverrons à ce que nous avons déjà dit sur ce
sujet en diverses occasions, et surtout dans notre étude sur La pierre angulaire (nos d’avril et mai
1940).
(22) Il doit être bien entendu que ce que nous disons ici se
rapporte au Royal Arch du Rite anglais, qui, malgré la similitude de titre, n’a
qu’assez peu de rapport avec le grade appelé Royal Arch of Henoch, dont une des
versions est devenue le 13ème degré du Rite Écossais Ancien et Accepté, et dans
lequel la « parole retrouvée » est représentée par le Tétragramme lui-même,
inscrit sur une plaque d’or déposée dans la « neuvième voûte » ; l’attribution
de ce dépôt à Hénoch constitue d’ailleurs, en ce qui concerne le Tétragramme
hébraïque, un anachronisme évident, mais elle peut être prise comme l’indice
d’une intention de remonter jusqu’à la tradition primordiale ou tout au moins «
antédiluvienne ».
(23) Les Maîtres sont ici ceux qui possèdent le septième et
dernier degré opératif, auquel appartenait primitivement la légende d’Hiram ;
c’est d’ailleurs pourquoi celle-ci était inconnue des Compagnons « acceptés »
qui fondèrent de leur propre initiative la Grande Loge d’Angleterre en 1717, et
qui ne pouvaient naturellement transmettre rien de plus que ce qu’ils avaient
eux-mêmes reçu.
(24) La syllabe est l’élément réellement indécomposable de
la parole prononcée ; il est d’ailleurs à remarquer que le « mot substitué »
lui-même, sous ses différentes formes, est toujours composé de trois syllabes
qui sont énoncées séparément dans sa prononciation rituelle.
(25) Nous ne pouvons insister sur les différents aspects du
symbolisme de la clef, et notamment sur son caractère « axial » (voir ce que
nous en avons dit dans La Grande Triade,
ch. VI) ; mais nous devons du moins signaler ici que, dans les anciens «
catéchismes » maçonniques, la langue est représentée comme la « clef du cœur ».
Le rapport du cœur et de la langue symbolise celui de la « Pensée » et de la «
Parole », c’est-à-dire, suivant la signification kabbalistique de ces termes
envisagés principiellement, celui des deux aspects intérieur et extérieur du
Verbe ; c’est de là que résultait aussi, chez les anciens Égyptiens (qui
d’ailleurs faisaient usage de clefs de bois ayant précisément la forme d’une
langue), le caractère sacré de l’arbre perséa, dont le fruit a la forme d’un
cœur et la feuille celle d’une langue (cf. Plutarque, Isis et Osiris, 68 ; traduction Mario Meunier, p.198).
(26) À titre de curiosité, nous signalerons à ce propos que,
dans la Maçonnerie mixte ou Co-Masonry, on a jugé bon de faire l’équerre du
Vénérable à branches égales pour représenter l’égalité de l’homme et de la
femme, ce qui n’a pas le moindre rapport avec sa véritable signification ;
c’est là un assez bel exemple de l’incompréhension du symbolisme et des
innovations fantaisistes qui en sont l’inévitable conséquence.
(27) Cf. La Grande
Triade, pp. 110 et 146.