Par Jean Marie Ragon
Paris, Berlandier Editeur, 1841
INTERPRÉTATION DU GRADE D’ELU (PREMIER ORDRE CHAPITRAL)
Nous avons vu, dans les séances précédentes, que les mystères maçonniques n'étaient que la représentation des phénomènes de la nature, animée par le génie symbolique de l'antiquité, qui consistait à personnifier tous les êtres inanimés et moraux, et à présenter, comme des récits d'événements passés, les instructions que l'on voulait donner aux hommes. C'est ainsi que :
Les Egyptiens figuraient l'année par un palmier, et le mois par un rameau, parce que, chaque mois, le palmier pousse une branche.
Ils peignaient l'inondation par un lion, parce que celle du Nil arrivait sous ce signe; de là l'usage des figures .de lion vomissant de l'eau à la porte des édifices (PLUT.)
Si on s'en tenait au sens historique, l'antiquité serait un chaos effroyable, et tous ses sages des insensés; il en serait de même de la Maçonnerie et de ses instituteurs; mais, en expliquant les allégories, elles cessent d'être des fables absurdes ou des faits purement nationaux, et deviennent des instructions consacrées à l'humanité entière. On ne doute plus, en les étudiant, que tous les peuples n'aient puisé dans une source commune ; on voit que la peinture du ciel était le but de leur coopération, et qu'ils considéraient le soleil, ainsi que nous l'avons déjà remarqué, comme le principal agent de la nature, et comme le directeur de toutes choses, tant sur la terre, qu'il échauffe de sa brûlante haleine, qu'au ciel qu'il colore, et dans lequel il promène ses immenses rayons.
Dans le grade d'élu , qui forme en ce moment l'objet de nos travaux, nous allons voir que la description du lieu où se retira Adon-Hiram est une suite du roman céleste , si mystérieusement écrit dans le grade de maître.
Adon-Hiram est composé de deux mots : Adon qui signifie dieu, et hiram, élevé : dieu élevé, qualification sous laquelle on peut considérer le soleil.
La caverne d'Adon-Hiram est une peinture des signes inférieurs dans lesquels le soleil se retire après le solstice d'été, lorsqu'il prend son domicile dans le Scorpion, signe dans lequel il était censé périr ; si donc on examine l'état du ciel, à l'époque de l'invention de ce roman mythologique, lorsque le soleil est à sa plus haute exaltation dans le signe du Scorpion , on verra paraître à l'orient le grand fleuve, ou la fontaine jaillissante; au midi paraîtra Sirius, ou le Grand Chien, et, au couchant, le buisson qui prend le caractère de buisson ardent, parce qu'il se couche héliaquement, c'est-à-dire avec le soleil.
Par la même raison, la Grande Ourse, le Lion et le Tigre de Bacchus, ou le Loup céleste, dont il est question dans les rites anciens, marchant de concert à l'occident avec le soleil, ou le Scorpion, sont censés garder l'entrée de la caverne, puisqu'ils bordent encore l'horizon lorsqu'on ne voit plus le soleil.
Nous avons prouvé, dans la maîtrise, l'identité à'Hiram avec le soleil; en partant de ce principe incontestable, il nous sera facile de trouver, dans tous les accessoires du grade d'élu, un thème astronomique parfait, qui nous fera connaître l'époque de l'année à laquelle il se rapporte, et nous donnera par là l'intelligence des vérités utiles.
Nous avons fait remarquer que les trois assassins correspondent aux trois signes d'automne, qui causent la mort de l'astre du jour. Le nom Abi Balah (meurtrier du père), que porte le plus coupable, désigne suffisamment le Sagittaire, constellation qui donne en effet la mort au soleil, père de toutes choses ( rerum omnium pater). Suivons la même route, elle nous mènera à l'interprétation de toute l'allégorie.
Les coupables, après leur crime, se retirent sur le bord de la mer, près de Joppé , ville située à l'ouest de Jérusalem. Or, on sait que la mer occidentale fut regardée, de tous temps et chez tons les peuples, comme la partie basse du ciel, celle dans laquelle les astres vont terminer leur course , et disparaître à nos yeux. Cette caverne ou carrière est nommée Benacar, séjour de la stérilité , parce que la partie occidentale du ciel, qui paraît comme un abîme où vont se précipiter les astres, fut autrefois regardée comme le séjour de la mort, le lieu de la stérilité. C'était ainsi que, chez les Egyptiens et chez les Grecs, Serapis et Pluton régnaient en Occident, et que, chez les Gaulois, nos ancêtres, la Bretagne, et par suite l'île de Sain , placée à l'occident de la péninsule Armorique, était réputée l'asile de la mort et le séjour des ombres.
Un « inconnu » joue un rôle important dans cette histoire. Mais, tons les personnages étant astronomiques, celui-là l'est également; ce ne peut donc être qu'une étoile qui, comme celle mystérieuse des Mages, cause ici, par son apparition , la mort ou le coucher des meurtriers d'Hiram, comme elle annonce ailleurs la naissance ou le lever du dieu-sauveur. Or, si nous cherchons l'étoile remarquable qui paraît à l'orient de l'horizon, au moment où le Sagittaire va disparaître à l'occident, nous verrons s'élever Aldebaran, l'une des plus belles étoiles du ciel, et la plus remarquable de la constellation du Taureau céleste.
L’inconnu était un gardien de troupeaux , et Aldebaran est entouré des Hyades, qui forment un groupe autour de lui, tandis que les Pléiades, placées sur le cou du Taureau céleste, forment à ses côtés un second troupeau.
Neuf maîtres sont élus pour aller à la recherche des meurtriers ; j'ai déjà fait observer que ces neuf maîtres correspondent précisément aux neuf signes de l'hiver, du printemps et de l'été; car, quoiqu'il se trouve dans ce nombre trois signes inférieurs, ils ne sont point considérés comme funestes, attendu qu'ils n'occasionnent pas , comme ceux d'automne, la mort du soleil. Christ, mort, ne passa également que trois jours dans le tombeau, c'est-à-dire dans le séjour de la mort, dans les enfers (lieux inférieurs), et ces trois jours correspondent encore aux trois assassins, aux trois signes d'automne.
Les neuf élus, guidés par l’inconnu, vont à la recherche des coupables , en marchant à travers des détours, par des sentiers peu fréquentés. Celte route rappelle celle du Zodiaque, telle qu'elle est peinte dans Ovide. Ne semble-t-il pas en effet qu'Aldebaran, la plus brillante des étoiles qui se trouvent alors sous l'horizon, entraîne les constellations zodiacales à la poursuite de la Balance et du Scorpion, qui ont disparu dès que le Bélier s'est montré à l'orient, et du Sagittaire, qui meurt à l'apparition du Taureau.
Qui dirige Johaben dans cette route périlleuse? un chien ; ici, l'interprétation astronomique est encore parfaite ; car, au moment où le Sagittaire disparaît, Phocion, ou le Petit-Chien, paraît à l'horizon, en opposition avec la constellation qui se couche; tandis que l'Eridan occupe la partie méridionale du ciel. Nous voyons en effet Johaben, après la mort d’Abibalc, aller se rafraîchir à une fontaine qui coulait près de là.
Ainsi, mes frères, le grade d’élu, d'après tous ses symboles, se rapporte au ciel du printemps, à cette époque où le roi de la nature, après avoir succombé sous les coups de ses ennemis, c'est-à-dire être descendu au plus bas point de sa course, et avoir disparu même entièrement aux yeux de plusieurs peuples, après être né de nouveau pour recommencer sa carrière renaissante, figurée ici par les honneurs que Salomon fait rendre à la mémoire d'Hiram, est enfin vengé de ses assassins ; il s'élève en triomphateur dans le ciel , tandis que ceux-ci sont précipités dans l'abîme. C'est Osiris, mort par la trahison de son frère, descendu aux enfers, ressuscitant et triomphant à son tour de Typhon, chef des ténèbres et génie de l'automne , dont le siége principal est le Scorpion; c'est Horus, né, mort et ressuscité comme son père ; c'est Hercule, descendant aux enfers, et en ramenant Cerbère; c'est Christ, descendant également aux enfers, et en sortant vainqueur de Satan et de la mort, à l'époque de la Pâque, c'est-à-dire du passage de l'astre du jour, des signes inférieurs aux supérieurs.
Tout sert ici à compléter l'allégorie : le lieu dans lequel nous sommes, par sa sombre tristesse, rappelle l'hiver, auquel nous touchons encore.
Neuf semaines se passèrent avant la punition du crime; ce n'est en effet qu'au commencement du troisième mois, lorsque le Bélier, l'agneau céleste, commence à paraître à l'orient, que la vengeance commence; la Balance et le Scorpion passent presque en même temps sous l'horizon, sur lequel domine encore Abibalc ou le Sagittaire, qui ne disparait qu'à l'approche du Taureau.
Ici, neuf lumières frappent vos yeux ; huit sont groupées; et la neuvième, séparée des autres, répand un éclat beaucoup plus vif. Ce sont les neuf constellations zodiacales; la plus grande domine celle dans laquelle habite le soleil ; c'est Johaben, vainqueur d'Hiram.
Les huit étoiles, précédées de l'étoile du matin , ont la même interprétation, et sont encore les neuf élus.
Dans le grade d’élu s'échappe le premier cri de vengeance; cette vengeance est celle qu'Horus, fils du soleil , exerça contre les meurtriers de son père; Jupiter contre Saturne. Ce permanent système de vengeance remonte aux temps les plus reculés; on en trouve l'interprétation dans les opérations de la nature, qui présentent une suite de combats ou de réactions entre le principe générateur et le principe destructeur; car le résultat de la fécondation est la fermentation, la putréfaction des principes séminaux, cet état de ténèbres, de désordre, de confusion, que les anciens désignaient par le mot chaos, qui précède le développement et l'apparition du germe régénérateur; le chaos, que nous regardons comme l'aurore des siècles, le précurseur de la création du monde, n'était, pour les sages de l'antiquité, qu'une hypothèse, ou plutôt qu'une induction qu'ils tirèrent de la génération des êtres.
Pour ne laisser aucune obscurité sur leur doctrine, à cet égard, et pour rendre plus sensible, en même temps, la justesse de leurs allégories, choisissons pour exemple, parmi tous les corps de la nature, le grain de blé. Ce corps est tout à la fois cause et résultat; car, produit d'un grain semblable à lui, il doit à son tour en produire d'autres. Il sera donc allégoriquement considéré, tantôt comme pèr , tantôt comme fils. De là, l'idendité parfaite d'Horus et d'Osiris. Ce grain renferme en lui la semence, nouvelle identité; il est déposé dans le sein de la terre. La terre, qui fut sa mère, devient sa femme, puisqu'ils accomplissent ensemble l'acte de la génération. Vous voyez avec quelle facilité s'expliquent les allégories des anciens, lorsque, dans ce dédale apparent, on peut saisir le fil d'Ariane.
Les deux puissances génératrices ne sont pas plutôt en contact, que le grain enfle et s'amollit. Bientôt il fermente, noircit, et se décompose. Les éléments qui le constituent sont dans un véritable état de guerre, dont il faut que le germe ou le principe générateur sorte victorieux ou succombe; de là cette devise, qui orne le cordon d'élu : « Vincere aut mori » (vaincre ou mourir). Un combat terrible s'engage donc entre la vie et la mort ; celle-ci triomphe ; toute aggrégation est rompue; le grain tombe en putréfaction, consummatum est.
La destruction du corps opérée par la putréfaction est symbolisée par la faulx de Saturne. Le bijou d'élu n'en est que l'allégorie, et rappelle à notre mémoire le poignard mithriaque, dont nous parlerons dans un grade plus élevé. C'est cette même destruction qui a fait dire que l'époux de Rhée dévorait ses enfants. Le seul Jupiter (le germe fécondant) échappe à la mort. Et, comme la dissolution des mixtes rompt leur aggrégation, absorbe leurs principes constituants, anéantit, pour ainsi dire, leur faculté génératrice, on a supposé que Saturne avait privé son père des organes de la génération. Il reçoit ensuite le même traitement de son fils, ce qui signifie que la chaleur vivifiante se dégage du cloaque de la putréfaction, l'absorbe, s'en alimente, et donne bientôt la vie à un nouvel être.
Cet être est le germe que son étroite enveloppe dérobait aux yeux , et semblait condamner à une prison perpétuelle. Il se dégage, s'élance , perce le sein de la terre. Il paraît, et sa naissance coûte la vie à son père.
Tel est le phénomène important, le mystère ineffable, vraie clé de la nature, qu'avaient su pénétrer les anciens sages, et dont ils firent un des fondements de leur doctrine, et le sujet de leurs légendes sacrées. Cette prédilection de leur part fut bien naturelle. En effet, tout dans l'univers n'est-il pas soumis aux lois qui viennent d'être exposées ? Tout ne retrace-t-il pas la lutte éternelle des deux grands agents de la nature, et leurs victoires alternatives ? On ne saurait trop la répéter : La vie et la mort se partagent le monde. Toutes deux en sont le terme; l'une ne peut exister sans l'autre, et toutes deux émanent d'une seule et même puissance.
D'après cet exposé, nous devons convenir que les atrocités qui peuvent révolter dans Saturne, dieu du temps; dans Phèdre, incestueuse, etc., ne sont que des énigmes intéressantes, qui contiennent des faits dignes de nous avoir été transmis, et dans lesquelles il nous serait facile de démontrer que l'agriculture, cette base des richesses et des empires, dont la connaissance était particulièrement développée dans les mystères de Cérès, a, dans la Maçonnerie, des allégories qui lui sont propres.
C'est donc encore ici le lieu de réitérer l'éloge que nous avons fait de la Maçonnerie française, qui, après les trois grades symboliques, a voulu nous développer, dans ses quatre ordres, d'autres mystères, sous le voile ingénieux des quatre éléments des anciens. Dans ce grade, la caverne d'Adon-Hiram nous représente le premier élément, ou la terre dans l'absence du soleil.
Je pense avoir suffisamment prouvé que le mot « vengeance » ne doit être pris , en Maçonnerie, qu'allégoriquement ; et je crois avoir aussi démontré qu'il n'y a rien de déraisonnable dans l'historique interprété du grade d'élu. Pourquoi des chapitres craignent-ils de travailler ce grade ? Serait-ce parce que la plupart des Maçons qui le professent, quoique désignés par leurs Frères pour les instruire, ne se donnent pas la peine de pénétrer les anciens mystères, et d'étudier la nature, qui en forme la base ?
Le bijou de ce grade rentre dans le symbole mithriaque que je viens de décrire; et lui donner une autre interprétation serait défigurer et calomnier la Maçonnerie, que nous faisons gloire de professer, car le poignard est une arme vile qui n'est point faite pour la main d'un Maçon.
Frère nouvellement initié, rappelez-vous bien la vérité de cette maxime :
Multi vocati, pauci verb electi.
Cette sentence religieuse reçoit parfaitement son application dans la Maçonnerie, où se trouvent en effet beaucoup d'appelés , et peu d'élus; c'est-à-dire, peu de Frères qui s'attachent à l'intelligence de nos emblèmes, à leur interprétation philosophique.
Mais le soin avec lequel vous vous appliquez à comprendre nos symboles, la manière dont vous répondez aux questions qui vous sont adressées, nous prouvent vos bonnes dispositions à faire de nouveaux progrès dans l'institution. Espérons qu'un jour vous ferez partie de ces élus, si peu nombreux, malgré le grand nombre des Maçons qui possèdent ce grade philosophique et moral, consacré à l'extinction des penchants coupables, et à la répression des passions.
Mon frère, vous aurez souvent l'occasion de remarquer que, dans les réceptions maçonniques, on ne dévoile ordinairement rien ou peu de chose du grade conféré, dans le but, dit-on, « de laisser au néophyte la satisfaction de découvrir ce qui paraît caché, et de le conduire , par la réflexion, à l'habitude de ne rien adopter aveuglément, et sans s'en être rendu compte. » Cette marche, toute bonne ou excusable qu'elle paraît être, me semble imparfaite, et ne devoir convenir qu'a l'ignorance de quelques présidents d'ateliers. Nous pensons que les symboles d'un grade chapitral doivent être expliqués à chaque récipiendaire, qui n'aurait ensuite droit à monter un nouveau degré qu'en joignant à sa demande un discours où seraient déposées les preuves qu'il conçoit le dernier grade obtenu. Celte marche facile à suivre, surtout quand on sait faire de bons choix, serait le seul moyen de ne peupler les chapitres que de l'élite des Maçons.
Profitez, mon frère, de ce conseil. Il me resterait sans doute encore beaucoup à vous dévoiler sur ce degré, le premier d'une série quaternaire, comme l'apprenti auquel il se rapporte, est le premier de la série ternaire. Dans ces deux grades, se trouvent les clefs de la science antique, et le premier des éléments. Mais laissons à votre sagacité quelque chose à faire, et n'anticipons pas sur les interprétations à venir. Une nouvelle carrière vous est ouverte; déjà vous y faites avec succès le premier pas; que votre courage se soutienne jusqu'à la fin. Le prix qui vous attend est digne de vos efforts.