JARRIGE Le rite de Memphis-Misraïm - Un rite atypique ?




LE RITE DE MEMPHIS-MISRAÏM EN FRANCE 

UN RITE ATYPIQUE ?


Michel Jarrige


Extrait de :  

MEMPHIS-MISRAIM
Une Voie d'Eveil Spirituel ? 
Enquête sur la Franc-Maçonnerie Egyptienne


Depuis une Antiquité très reculée, il y a toujours eu des fraternités ésotériques en marge des religions établies. Le Rite de Memphis-Misraïm se réclame de cet héritage initiatique. A mi-chemin entre l’Histoire et la légende, l’origine de Misraïm et de Memphis est incertaine. Il est toutefois historiquement prouvé que le Rite de Misraïm ou Rite d’Égypte fit son apparition en France en 1814 grâce à Marc Bédarride et ses deux frères. Ce Rite se distinguait par son intérêt pour la kabbale. Le Rite de Memphis ou Rite Oriental fut lancé en 1838 par Jacques Étienne Marconis de Nègre, fils d’un officier ayant fait sous Bonaparte la campagne d’Égypte de 1798. Il peut donner l’impression à première vue de n’être qu’une variante de Misraïm, son fondateur ayant appartenu à Misraïm avant d’en être exclu. Pour autant, Marconis a enrichi sa création d’apports hermétistes et alchimiques, ce qui donne à Memphis un caractère original.

Ce Rite est l’héritier putatif de traditions maçonniques occultes du XVIIIe siècle. Il tirerait son origine des Philalèthes de Paris, des Frères Architectes Africains (c’est-à-dire Egyptiens) de Bordeaux, de l’Académie des Vrais Maçons de Montpellier, du Rite de Pernety, et surtout du Rite Primitif des Philadelphes de Narbonne. L’Egyptomanie étant fort en vogue à cette époque, la franc-maçonnerie ne pouvait donc échapper à son influence. Dans ce même registre, l’expédition d’Egypte apparaît elle aussi comme une conséquence de cette mode et non l’inverse.

En 1881, Garibaldi, le héros de l’unité italienne, fut élevé à la dignité de Grand Hiérophante, c’est-à-dire de Grand Maître Mondial, à la fois de Memphis et de Misraïm. Si cet événement scella officiellement l’alliance des deux Rites, ce fut au Britannique John Yarker qu’il revint de les fusionner dans les dernières années du XIXe siècle. Cette entité nouvelle répondit dans un premier temps au nom de Rite Ancien et Primitif de la Maçonnerie, auquel se substitua peu à peu celui de Memphis-Misraïm. Ce qui donna finalement l’appellation générique de Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm.

Toutes les obédiences françaises actuelles de Memphis-Misraïm revendiquent une filiation remontant à Garibaldi via Yarker. Avec la permission de ce dernier, devenu à son tour Grand Hiérophante Mondial, le Grand Maître d’Allemagne, Théodor Reuss, donna patente pour la France au docteur Gérard Encausse dit Papus en 1908. Cet événement marqua le retour de Memphis et Misraïm sur leur terre natale. Le premier avait cessé d’y être pratiqué vers la fin des années 1860. Le second s’était éteint une quarantaine d’années plus tard. Après le décès de Papus en 1916, son adjoint Charles Détré dit Teder lui succéda comme Grand Maître. Deux ans plus tard, Teder désigna sur son lit de mort Jean Bricaud pour lui succéder. Mais le Rite n’existait plus que sur le papier. La Première Guerre Mondiale l’avait tué. En 1919, Bricaud se tourna vers Théodor Reuss, devenu Grand Hiérophante Mondial, afin d’obtenir une charte pour constituer un Souverain Sanctuaire – c’est-à-dire l’organisme recteur – en France. Notons au passage que Jean Bricaud fut le premier à parler en France d’un Ordre de Memphis-Misraïm. Cette dénomination n’apparaissait pas du temps de Papus où il n’était question que du Rite Ancien et Primitif de la Maçonnerie. À Jean Bricaud succéda Constant Chevillon en 1934. La franc-maçonnerie fut, comme on le sait, interdite pendant la Seconde Guerre Mondiale. Robert Ambelain, qui avait été initié par Chevillon, constitua, au péril de sa vie, une loge et un chapitre de Memphis-Misraïm en son domicile parisien. A la Libération, Henry-Charles Dupont devint Grand Maître à la place de Constant Chevillon qui avait été exécuté en 1944 par des miliciens de Doriot. Robert Ambelain lui succéda après son décès en 1960.

En 1963, Ambelain redonna force et vigueur au Rite de Memphis-Misraïm en France. Trois ans plus tard, au Troisième Convent International du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm, il fut proclamé Grand Hiérophante Mondial. Compte tenu de son expansion mondiale, le Rite reçut une nouvelle appellation : Ordre International du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm. En 1985, Robert Ambelain se retira au profit de Gérard Kloppel. Il mourut en 1997 non sans avoir cinq ans plus tôt procéder au réveil du Rite de Misraïm. Cheickna Sylla succéda à Kloppel en 1998, puis céda sa charge de Grand Hiérophante en 2006 à Willy Raemakers. Radié par ce dernier, Kloppel nomma peu avant de décéder en 2008 Joseph Castelli pour prendre la tête de l’Ordre des Rites Unis de Memphis et Misraïm nouvellement fondé. Entre-temps, l’Ordre Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm s’était fragmenté en plusieurs entités distinctes qui récusaient l’autorité de tout Grand Hiérophante quel qu’il fût. Actuellement, en cette fin de l’année 2014, j’en ai recensé une trentaine, et encore en ne comptant que celles ayant pignon sur rue, ou plus exactement sur internet. La plupart sont mixtes ou laissent à leurs ateliers le choix entre masculinité, féminité ou mixité. J’estime que sur un ensemble d’à peu près 150 000 francs-maçons et franc-maçonnes en France, les Rites se réclamant de Memphis-Misraïm ou de Misraïm en représentent environ 3%. Si la division est la règle quant aux formes institutionnelles, l’harmonie règne au point de vue de l’inspiration et de la spiritualité. La plupart des obédiences se réclamant de Robert Ambelain pratiquent les rituels élaborés par ses soins ou des rituels très voisins qui en dérivent. Toutes suivent une échelle qui comprend 99 degrés. Toutes se réclament d’une Sagesse issue de la Tradition primordiale dont l’Egypte ancienne aurait été le vecteur et dont le message humaniste est plus que jamais d’actualité dans un monde en proie au matérialisme le plus effréné ou au fanatisme religieux le plus odieux.

A vrai dire, les 95 degrés initiatiques du Rite de Memphis-Misraïm et les quatre degrés administratifs qui les couronnent ne résultent pas d’une fusion pure et simple entre les deux Rites mais d’une incorporation de quelques grades de Misraïm dans la nomenclature de Memphis revue, corrigée et remaniée par le ritualiste accompli qu’était John Yarker. Une exception, notable il est vrai, avec le Grand Ordre Egyptien du Grand Orient de France, qui non seulement rassemble une masse compacte de maçons pratiquant le Rite de Memphis-Misraïm, mais qui se distingue de surcroît par son échelle en 33 degrés. En effet, Napoléon III ayant enjoint en 1862 à tous les francs-maçons de s’intégrer au Grand Orient, Marconis s’était alors incliné de bonne grâce. En conséquence, il avait renoncé à son titre de Grand Hiérophante et réduit le nombre de ses grades de 95 à 33.

Robert Ambelain considérait Memphis-Misraïm comme un conservatoire d’anciens et vénérables degrés maçonniques qui auraient disparu à tout jamais s’ils n’avaient été intégrés dans l’échelle du Rite. La plupart cependant ne sont plus pratiqués. A ce propos, feu le Grand Hiérophante préconisait de pratiquer obligatoirement les 9e, 18e, 30e et 33e degrés, les autres étant laissés au libre choix des ateliers supérieurs. Quant aux 66e, 90e et 95e degrés, ils étaient décernés à de vieux maçons en récompense de leur valeur et de leur fidélité.

Il n’est pas sans intérêt, loin s’en faut, de rappeler qu’au début du XXe siècle, le Rite a été inséré par Papus dans un environnement occultiste en réaction au rationalisme ambiant, au positivisme dominateur et au scientisme triomphant qui régnaient sans partage dans la Maçonnerie comme partout d’ailleurs à la Belle Epoque. Il rassemblait des maçons spiritualistes que l’aridité des dogmes religieux rebutait mais qui se sentaient irrépressiblement attirés par le mystère, et que les sciences traditionnelles dites occultes intéressaient. A partir de 1919, Jean Bricaud institua un parcours initiatique strictement codifié qui partait de Memphis-Misraïm, se poursuivait dans l’Ordre Martiniste, et aboutissait à la Rose-Croix kabbalistique, le tout étant placé sous la tutelle bienveillante de l’Église Gnostique. Jusque dans les années 1960, le Rite resta confidentiel voire marginal. Robert Ambelain allait alors le sortir de son incognito. Memphis-Misraïm n’a à l’heure actuelle véritablement de sens que s’il débouche sur les Arcana Arcanorum, les quatre hauts grades théurgiques qui correspondent aux 87e, 88e, 89e et 90e degrés. Or, ils ont été largement ignorés jusqu’à une date relativement récente que l’on peut situer un peu avant la Seconde Guerre mondiale, période à partir de laquelle ils ont été progressivement réactivés. D’où la nécessité pour les maçons, qui auparavant ne voulaient pas se cantonner à la seule théorie, de poursuivre leur travail dans des Ordres alliés axés sur des pratiques occultes. Depuis, les liens structurels avec l’occultisme se sont distendus, même si des affinités peuvent encore persister à titre individuel dans certaines obédiences.

La franc-maçonnerie contemporaine est partagée en différents Rites, lesquels sont tous ancrés sur les trois premiers degrés symboliques, quelles que soient les obédiences. Comme les autres, celles qui pratiquent le Rite de Memphis-Misraïm considèrent tous les êtres humains comme étant des frères et des soeurs sans distinction de couleur, de sexe, de condition sociale, d’opinions philosophiques ou religieuses. Comme les autres, elles partagent les mêmes valeurs humanistes universelles héritées de la philosophie des Lumières et ont subi le même ostracisme, notamment pendant la Seconde Guerre Mondiale. A l’évidence, le Rite de Memphis-Misraïm fait pleinement partie de la franc-maçonnerie, au même titre que les autres Rites avec lesquels il partage un idéal de liberté, d’égalité et de fraternité. Mais, loin de s’en tenir à la recherche du seul progrès humain, il met aussi et surtout l’accent sur une démarche résolument spiritualiste. Se préoccupant de la conquête des secrets de la Nature, il propose son propre chemin d’accès à la connaissance. En dernière analyse, c’est une école de transmission de l’antique sagesse hermétique dans le scrupuleux respect des principes démocratiques et la fidélité à son identité ésotérique. Rite des paradoxes, c’est évident ; Rite compatible avec les autres, c’est probable sous réserve qu’il se débarrasse de ses impédiments occultisants. Certains groupes ont franchi le pas et ont rallié des obédiences libérales, comme, par exemple le Grand Orient de France, la Grande Loge Mixte de France ou la Grande Loge Indépendante des Rites Unis, alors que d’autres, plus nombreux, préfèrent conserver leur autonomie. Au total, nous pourrions qualifier le Rite de Memphis-Misraïm d’irréductible à une simple étiquette car, loin de s’en tenir à la recherche du seul progrès humain – ce qui est déjà un bel idéal – il met en plus l’accent sur une démarche spiritualiste à base égyptosophique.

Apparu chronologiquement en dernier, le Rite de Memphis-Misraïm se distingue tout d’abord de ses prédécesseurs par sa pyramide impressionnante de degrés. Il en compte trois fois plus que le Rite Ancien et Accepté qui pourtant est déjà bien pourvu. Ensuite, ses racines plongent en Afrique par le biais de l’Egypte antique, et non en Europe comme tous les autres. Enfin, il prétend véhiculer une sagesse plus ancienne que le judéo-christianisme qui constitue de façon assumée ou non le soubassement symbolique de la franc-maçonnerie moderne.

Si, pour terminer, nous envisageons l’avenir, il nous paraît intéressant de noter qu’un événement d’importance s’est déroulé au dernier convent de la Grande Loge Unie de Memphis-Misraïm. En ce samedi 4 octobre 2014, à Aix-en-Provence, le Grand Maître de l’obédience a présenté une Charte d’éthique et de bonne conduite des obédiences de Memphis-Misraïm. Ce document destiné à éviter les querelles intestines a été solennellement paraphé par lui-même et par son homologue de la Grande Loge Egyptienne Régulière de France. Il propose aux puissances signataires de faire respecter, défendre et protéger, au travers de ses différences et spécificités, toutes les valeurs liées à la pratique du Rite Ancien et Primitif de Memphis-Misraïm (1). D’autres obédiences sont appelées dans un proche avenir à ratifier cette charte, d’autant que des délégués de la Grande Loge Française de Memphis-Misraïm étaient présents au convent en tant qu’observateurs. Ce faisant, à défaut d’unité organique, le Rite est en marche vers son unité morale.


(1) Pour voir le texte complet, se reporter au site de la GLUMM



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