Charles de Hesse-Cassel |
LETTRE
À
CHARLES DE HESSE-CASSEL
À
CHARLES DE HESSE-CASSEL
Jean-Baptiste Willermoz
Lyon, 10 septembre 1810
A Son Altesse Sérénissime le Prince Charles (de Hesse-Cassel, Vice-Roi de Norvège et du Holstein, Maître provincial de la Province de l'Ordre, Le frère J.-B. Willermoz, oncle, Chancelier provincial de la IIe Province de l'Ordre, dite d'Auvergne, à Lyon.
Monseigneur, Très Illustre et révérendissime Frère, près de vingt années se sont écoulées depuis que des circonstances impérieuses et de bien longue durée m'ont obligé de suspendre les relations de l'intime Fraternité qu'il m'était si agréable, si consolant d'entretenir avec son Altesse Sérénissime, ainsi qu'avec le très illustre et sérénissime Frère Ferdinandus a Victoria dernier Grand Maître Général de l'Ordre, que l'inexorable mort nous a enlevé, dont je chérirai toujours la mémoire avec le souvenir de sa précieuse bienveillance, et qui, je n'en doute pas, est allé recevoir la récompense de ses vertus et de son grand amour pour notre divin Maître et Rédempteur, Jésus-Christ. Après un si long laps de temps et tant d'événements extraordinaires, Votre Altesse s'étonnera peut-être, en recevant la présente, d'y trouver la preuve de l'existence d'un homme qu'elle a daigné longtemps honorer de ses bontés, j'ose même dire de son amitié, et qu'elle a pu croire n'être plus dans ce monde.
Oui, Monseigneur, j'existe encore malgré les dangers multiples dont ma vie a été menacée dans les temps orageux, je jouis même d'une parfaite santé exempte jusqu'ici des infirmités de la vieillesse, quoique chargé de 8o ans qui seront révolus dans peu de mois, et malgré une maladie grave, dont je fus attaqué au commencement de l'année dernière, qui dès la première semaine fit désespérer de ma vie tous ceux qui m'entouraient et se termina heureusement ; mais la divine Providence m'a conservé presque seul, tant à Lyon qu'en France, de tous ceux qui, par leurs fonctions et par leur longue expérience, pouvaient être utiles à l'Ordre ; ce qui m'a excessivement embarrassé dans bien des cas, me voyant isolé et privé de tout secours.
Quoique éloigné corporellement de Votre Altesse, j'en ai été cependant souvent très rapproché par la pensée ; soit en relisant de temps en temps les lettres qu'elle m'avait fait l'honneur de m'écrire, du moins, celles qu'il m'a été possible de conserver, dans lesquelles se sont peinte la beauté de son âme, son grand amour pour la vérité, et qui m'ont rappelé des souvenirs bien chers et d'un grand intérêt ; soit en contemplant son portrait dont elle avait daigné me faire envoi, et qui orne maintenant mon cabinet.
Si la peinture en a été un peu altérée par les divers transports que j'ai été obligé d'en faire pour le cacher dons des temps, affreux, car s'il eût été découvert j'aurais infailliblement payé de ma tête sa conservation, je n'y reconnais pas moins tous les traits qui caractérisent votre personne et qui me le rendent précieux. J'ai pris aussi une vive part aux événements qui vous ont intéressés, tantôt en réjouissant, tantôt en affligeant votre cœur ; mais principalement à celui qui a placé sur le trône du Danemarck l'aimable princesse, votre fille aînée .Me permettrez-vous, Monseigneur, quelques questions sur des choses et sur des personnes, pour lesquelles, quoique vous tenant de moins près, vous aviez confiance et amitié. Qu'est devenu ce cher et digne Frère Baron d'Haugwitz (a Monte sancto), de Kapitz, et la sage école qu'il avait instituée par de solides instructions qui vous avaient été communiquées et dont plusieurs parties, essentielles sont dans mes mains ? Sa personne et cette école existent-elles encore ? A-t-il atteint le but final de ses travaux ? A-t-il été autorisé à les communiquer in plenis à des hommes préparés et choisis ?
Qu'est devenu le Frère Baron de Woechter ? A-t-il rencontré le grand supérieur qu'il cherchait ? En a-t-il reçu le nec plus ultra des grandes connaissances qui lui étaient promises ? En aurait-il donné connaissance à V. et au Sérénissime Grand Maître Général avant sa mort ?
Qu'est devenu ce fameux chapitre illuminé de Suède, dont les Woelner étaient les colonnes, qui sous la protection. de son chef le Sérénissime Frère (a sole vivificante) aujourd'hui sur le trône formaient à l'époque de Wilhemsbad de si hautes prétentions et semblaient alors vouloir dominer en Allemagne ? Ce système qui fut rejeté par le Convent Général s'est-il répandu au-delà, s'est-il accrédité, existe-t-il encore ? Je n'ai eu jusqu'ici aucune connaissance qu'il ait pénétré en France. Qu'est devenu le Frère Schwartz (ab Urna) qui avait été nommé par le Convent Général Secrétaire Général de l'Ordre auprès de la personne du Sérénissime et Eminentissime Grand Maître Général, et archiviste du Grand Magister ? Existe-t-il encore ? Que sont devenues les archives générales de l'Ordre et les archives secrètes ? Ont-elle été à la mort du Sérénissime Grand Maître réunies et concentrées dans quelque main (il serait bien à souhaiter que ce fut dans les vôtres) ou dispersées dans plusieurs ? Enfin, existent-elles encore de manière à pouvoir suffire aux besoins des diverses provinces qui en réclameraient des actes ?
Excusez, Monseigneur, tant de questions, il vous sera facile de démêler mes vrais motifs en les faisant, pour ne pas les attribuer à une simple curiosité ; j’en aurais même quelques autres à faire, mais moins importantes, et je m'arrête ici pour ne pas abuser de vos bontés et ne pas me rendre importun.
Votre Altesse Sérénissime désire peut-être aussi de son côté d'apprendre ce qu'est devenu l'Ordre en France, et en quel état il se trouve aujourd'hui. J'entends ici par le mot Ordre l'ordre maçonnique intérieur et secret du régime rectifié à Wilhemsbad pour ne pas le confondre avec le régime du Rit français que suit la généralité des loges en France sous la direction du Grand-Orient de France à Paris.
Depuis l'époque de Wilhemsbad, la prospérité de l'Ordre dans le régime rectifié alla toujours en croissant, en France et en Italie, jusqu'en 1790 ; mais, en 1792, sa décadence fut prompte, et aussi rapide que dans tous les autres régimes, par la force des événements qui survinrent dans l'ordre politique, et l'année suivante, 1793, en acheva la ruine par la mort et la dispersion de ses membres les plus utiles. La cessation absolue de tous les travaux et l'extinction des loges et chapitres fut consommée en 1794. Cet état de choses a duré très longtemps et serait encore à présent à peu près de même ; car ce n'est encore que dans quelques cantons isolés que depuis quelques années on a commencé à se réveiller. Mais nous touchons à une époque mémorable qui parait devoir lui rendre bientôt son éclat à la faveur d'une haute protection que la divine Providence lui a procurée en France l'année dernière pour atteindre ce but ; ce dont j'aurai l'honneur, avant de finir la présente, d'instruire Votre Altesse. Mais, pour lui rendre plus sensible le tableau que je vais tracer et la série des événements, je dois en reprendre, les détails de plus haut, et même remonter jusqu'à des faits qui lui ont été déjà connus.
Votre Altesse se rappelle sans doute que le temps que les députés au Convent Général pouvaient accorder pour la durée de cette assemblée étant insuffisant pour perfectionner la multitude des travaux projetés, on s'occupa d'abord des plus importants ; on se borna ensuite à esquisser la réforme des grades symboliques et des deux de l'ordre intérieur. L'esquisse, des trois premiers considérée comme suffisante pour satisfaire la première impatience des o et des X et leur faire connaître le véritable esprit qui avait dirigé ce travail, fut imprimée et distribuée aux députés ; une commission spéciale prise dans le sein de l'assemblée parmi les Frères d'Auvergne et de Bourgogne, connus pour les plus instruits, fut chargée d'en faire plus à loisir la révision et la rédaction définitive, avec la faculté de s'adjoindre, à Lyon et, à Strasbourg, les Frères qu'ils jugeraient les plus capables de leur aider à perfectionner ce grand et important travail. Les bases du 4e grade furent aussi arrêtées, et Votre Altesse me confia personnellement les instructions et l'esquisse du tableau figurant la nouvelle Jérusalem et la Montagne de Sion surmontée de l'Agneau triomphant, le tout écrit de sa propre main et adopté par le Convent pour me diriger dans cette partie du travail. Les rituels français de Novices et de Chevaliers furent aussi pris pour base, de la révision de cette classe. Cette commission divisée en deux sections à cent lieues de distance l'une de l'autre, reconnut dès la première année de 1783 que les communications par correspondance de chaque parcelle du travail, prolongeraient son ensemble pour bien des années, on chercha donc les moyens de parer à cet inconvénient. Les FF. de Bourgogne, pleins de confiance envers ceux d'Auvergne, qui offraient à Lyon un plus grand nombre d'hommes capables qu'à Strasbourg, engagèrent ceux-ci à se charger de l'ensemble de l'ouvrage ; sauf la communication à leur donner de chaque partie avant qu'elle fût définitivement arrêtée ; c'est sur ce plan que tout le travail fut exécuté.
La rédaction définitive ainsi concertée, ayant été adoptée par les trois provinces françaises et par celles d'Italie vers la fin de 1786, fut présentée à l'Eminentissime Grand Maître Général qui y donna son approbation en 1787 et dès lors ils furent publiés dans les X de France. L'époque de cette publication fut celle de la brillante prospérité du régime rectifié dont j'ai parlé plus haut. Les FF. des loges du Rit français étant admis comme visitants dans les nôtres, frappés de la décence, de la gravité de nos cérémonies, de la solidité des principes moraux et religieux qui y étaient développés, et qui étaient si nouveaux pour eux, demandèrent avec un grand empressement d'être affiliés au régime rectifié. Des loges entières demandèrent à y être réunies ; mais, manquant dans leur sein d'hommes capables de les diriger selon les vrais principes, on ne tarda pas à se repentir de les avoir pris en masse, et on se borna dès lors à un bon choix parmi les individus ; ce dont on a toujours eu lieu de s'applaudir. J'ignore si ces rituels symboliques ont été présentés aux. chapitres allemands et s'ils y ont été adaptés ; j'appris seulement quelque temps après que plusieurs de ces chapitres fortement attachés à leur système favori de restauration de I'Ordre du Temple auquel le Convent Général avait authentiquement renoncé, se montraient peu disposés à adapter des formes contraires à ce système.
Quoi qu'il en soit, après la révision des trois premiers grades symboliques., il paraissait convenable de faire celle du 4e, ce qui aurait complété cette classe et en aurait accéléré la publication.
Mais la commission se rappelant que le Convent avait considéré ce 4e comme intermédiaire entre le Symbolique et l'Intérieur, comme le complément du premier et préparatoire au second, enfin comme le point de liaison des deux. classes, crut devoir en suspendre la révision, et faire auparavant celles des deux rituels de Noviciat et de Chevalerie ; ces derniers n'exigeant point un travail ni long, ni difficile, et n'ayant plus besoin que d’être perfectionnés. Ceux-ci étant finis, la commission entreprit le travail du 4e dans les vues qui avaient été apportées de Wilhemsbad, elle s’en occupa longtemps avec une grande attention, sentant toute l'importance du travail qui lui était confié. Il était très avancé et presque fini lorsque les Etats Généraux de France furent convoqués. Plusieurs membres de cette commission jouissant d'une réputation distinguée, et appartenant aux Trois Ordres politiques, furent élus pour se rendre à cette assemblée ; leur départ faisant un grand vide dans la commission fit suspendre le travail jusqu'à un temps plus favorable pour le reprendre et ce temps n'est plus revenu. Elle remit entre mes mains tout ce qu'elle avait fait, ainsi que tous les renseignements, instructions et tableaux qui avaient été fournis par le Convent et par Votre Altesse, et j'en suis resté constamment dépositaire jusqu'à ce jour.
Les provinces, informées que l'ouvrage était très avancé et qu'il laissait une grande lacune dans la rectification générale qui avait été annoncée, ne cessèrent de réclamer la confection et l'envoi de ce 4e, mais il ne fut pas possible de les satisfaire ; car la divergence des opinions politiques ne tarda pas bien longtemps à diviser partout les esprits. Celui de discorde vient bientôt souffler son poison dans les loges comme partout ailleurs ; celles du régime rectifié, plus fermes dans les principes, résistèrent plus longtemps que les autres, mais furent ensuite entraînées par le torrent. Les Frères Grands Profès, disséminés çà et là, réunirent leurs forces, soutinrent courageusement les chocs et firent tête à l'orage le plus longtemps qu'il fut possible ; mais, à leur tour, ils furent accablés. La faux révolutionnaire moissonna les plus fermes appuis de l'Ordre, dispersa les hommes qui lui étaient le plus utile et la mort naturelle a ensuite enlevé successivement le peu qui restait de ceux-là. J'ai été seul épargné de tous ceux qui remplissaient des dignités ou de grandes charges dans la province. J'en bénis chaque jour la Providence en attendant qu'elle me trace la route que je dois suivre pour ce qui concerne l'Ordre.
Pendant la violence de cet orage épouvantable, la terreur s'empara des esprits dans toutes les provinces de l'Ordre ; chacun ne songeant qu'à sa propre sûreté et craignant de la compromettre en conservant quelques titres ou documents, on se hâta de les détruire, et partout les archives des X furent vidées. Les titres, documents, rituels et instructions furent réduits en cendre, et la disette en est depuis lors extrême partout. J'ignorais ce qui se passait dans les diverses contrées de la France ; car il n'était plus possible de correspondre nulle part. Mais, deux ou trois jours avant le commencement du siège qui menaçait la ville de Lyon, effrayé du danger que couraient les archives provinciales dont le dépôt m'était confié dans la maison de l'Ordre située hors de la ville je m'y transportai le plus secrètement possible, avec un seul servant d'armes courageux ; je vidai les armoires, j'entassai à la hâte ce qu'elles contenaient dans des malles, et je fus assez heureux pour les faire rentrer dans la ville le même jour, car dès le lendemain, il n'était plus temps ; le pont de communication de la ville à la maison d'Ordre ayant été rompu, et, trois jours après, cette maison et tout ce que je n'avais pu enlever fut brûlé et réduit en cendres. Une bombe tombée sur la maison en ville, où je venais de prendre un asile, mit en poussière une de ces malles remplie de registres, procès-verbaux et documents de tous genres. Après le siège, je me vis obligé par de nouveaux dangers plus pressants, qui me forcèrent de fuir et de me cacher, de réduire au plus petit volume ces archives, afin de pouvoir emporter avec moi ce que je n'avais pu enterrer ou déposer en mains sûres. J'ai été arrêté et emprisonné trois fois, et la troisième, le jour même où je fus condamné à la mort pour le lendemain, la chute de l'atroce tyran de la France, Robespierre, me rendit à la liberté.
C'est ainsi, Monseigneur, qu'au milieu des plus grands dangers de tous genres, j'ai eu le bonheur de conserver ce qu'il y avait de plus précieux dans ces archives détruites partout ailleurs, et que je me trouve encore possesseur des originaux, (les rituels et instructions de l'O. symbolique et de l'O. intérieur, de beaucoup de titres et documents, de quelques parties essentielles de mes correspondances privées soit avec Votre Altesse et l'Eminentissime Grand-Maître Général, soit avec les S.S. F.F. Duc de Sudermanie, aujourd'hui sur le trône de Suède Prince de Wirtemberg, régnant à Stutgard et le Prince Maximilien régnant en Bavière, qui, je crois, ne s'en ressouviennent guère et s'en occupent aujourd'hui encore moins, et avec beaucoup d'autres personnes d’un rang distingué en France et au dehors. Il me reste aussi quelques fragments d'une correspondance privée avec le Sérénissime défunt Duc de Glocester, avec lequel j'avais eu divers entretiens familiers, lorsqu'il passait à Lyon au retour de ses voyages d’Italie, accompagné d'un de ses amis et des miens. Le Sérénissime Frère, frappé de l'ordre et de la beauté des rituels et instructions du régime rectifié, par comparaison avec les rituels anglais dont il ne faisait aucun cas, avait formé le projet d'introduire notre régime en Angleterre, ce qui était l'objet de notre correspondance ; mais la guerre y a mis fin.
Ah ! Monseigneur, que les hommes, si nombreux aujourd'hui, qui ne veulent pas croire à une Providence active et directrice des événements, qui attribuent tout un hasard aveugle ou à des causes secondes, en méconnaissant la première, celle qui met en action toutes les autres, sont à plaindre ! Comment peuvent-ils expliquer autrement que par Elle, cette multitude d'événements généraux et particuliers d'un si grand intérêt ? Peut-on ignorer que si, pour parvenir à ses fins, elle trouve les vertus des hommes trop pures sur la terre, elle sait employer leurs passions, leurs vices leurs crimes même pour atteindre le but qu'elle s'est proposée ?
Un des événements qui m'a le plus consolé au milieu de tant de calamités, c'est d'avoir eu le bonheur de sauver les archives particulières du Collège métropolitain de France, séant à Lyon ; c'est-à-dire les instructions et documents de la classe secrète des Chevaliers Grands Profès et diverses notes scientifiques et historiques qui m'avaient été confiées privément par Vos Altesses à Wilhemsbad. C'est à cette classe, qui est le dernier grade en France du régime rectifié, qui était répandue en petit nombre, partout inconnue et dont l'existence même est soigneusement cachée depuis son origine à tous les Chevaliers qui n'ont pas encore été reconnus dignes ou capables d'y être admis avec fruit, qu'était due la prospérité du régime dont j'ai parlé plus haut C'est elle qui, dans les temps orageux a été le palladium et le conservateur des principes fondamentaux de l'Ordre, qui j'espère le redeviendra encore bientôt, comme elle peut aussi en devenir le tombeau partout où elle sera livrée à des hommes qui n'ont que de la curiosité et ne savent profiter de rien, ou à des hommes légers et insouciants, pour qui l'enveloppe est tout, et qui ne pénètrent jamais jusqu'aux noyaux. J'aurais été vraiment inconsolable si les archives de cette classe si précieuse eussent subi à Lyon, qui est son dépôt général, le même sort de destruction qu'elles ont éprouvé partout ailleurs.
Lorsque l'homme vraiment extraordinaire qui gouverne aujourd'hui la France, si évidemment suscité par la divine Providence pour y rétablir l'ordre et la tranquillité intérieure, fut parvenu à étouffer les haines et les dissensions qui avaient fait tant de ravages, les débris des loges et des chapitres disséminés dans quelques parties de la France se réunirent et cherchèrent à reprendre quelque activité : mais les rituels et les instructions brûlés et détruits partout leur en ôtaient tous les moyens. Informé par la suite que j'en avais sauvé et conservé le dépôt provincial, on s'adressait à moi de tout côté pour en obtenir des copies, s'annonçant comme des Frères nus en tous genres ; mais il me fut impossible de satisfaire à ces demandes, n'ayant auprès de moi aucun copiste digne de ma confiance que j'accorde difficilement pour ces objets.
Les principaux établissements directoriaux de France étaient sans aucune activité ; je restais seul à Lyon ; la mort, les démissions anciennes et l'émigration avaient totalement éteint celui de Bourgogne à Strasbourg ; celui d'Occitanie à Bordeaux avait cessé d'exister avant même la Révolution. Vu son obstination, dans le système de restauration de l'Ordre du Temple et son refus d'adhérer aux décisions du Convent Général, tous ses droits de chapitre et de Directoire provincial avaient été transférés dès 1874 au Chapitre prioral de Septimanie à Montpellier, conformément au recès du Convent général. Celui-ci a depuis plusieurs années repris un peu d'activité. Dans le ressort d'Auvergne, partout où j'ai pu former un noyau de chevaliers Gr. Pr... capables de diriger sur les lieux les travaux, j'ai favorisé autant que j'ai pu de nouveaux établissements maçonniques. C'est ainsi qu'il en existe à Marseille, Aix, Avignon, etc., et un très important à Paris. Mais ils m'ont tous demandé instamment d'être constitués régulièrement par le Directoire d'Auvergne en loge réunie au régime rectifié.
C'est ici, Monseigneur, que j'ai été le plus embarrassé. Ce Directoire n'existait plus à Lyon que dans ma personne et ne pouvait, par conséquent constituer in plenis. Mais, considérant que, soit en qualité de Chancelier et d'Agent général de la province, soit en vertu des pouvoirs qui me furent personnellement délégués dès lors par le diplôme de fondation du défunt Révérentissime Maître Carolus ab Ense ; considérant aussi les besoins du moment et l'impossibilité d'y satisfaire autrement, j'ai pris sur moi d'accorder en ma susdite qualité à ces établissements des patentes de constitutions provisoires, pour leur valoir jusqu'à ce que le Directoire régulièrement composé puisse leur en accorder de définitives. Je prie instamment Votre Altesse qui connaît parfaitement les règles et usages de l'Ordre, de me dire avec sa franchise naturelle si j'ai dû agir ainsi, ou si j'ai trop pris sur moi, car je me trouve encore en ce moment dans le cas d'agir ainsi dans une autre partie.
Je viens de parler d'un établissement maçonnique formé à Paris en 18o8, et que j'ai ensuite constitué de même en Préfecture provisoire. Il y prospère beaucoup sous le titre de loge du Centre des Amis. C'est une pépinière de l'Ordre qui nous a déjà rendu de grands services. Car c'est par les soins des principaux membres de cette loge qui furent alors députés auprès de moi à Lyon, pour obtenir et copier les rituels, instructions et documents de tous les grades du régime, que nous devons l'honneur et l'avantage inappréciable d'avoir maintenant un chef, un protecteur et un Grand Maître national du régime rectifié en France dans la personne du Sérénissime Frère de Cambacérès, Prince Archi-Chancelier de l'Empire, Duc de Parmes, etc. (in ordine Eques Joannes Jacobus Regis a legibus), qui était déjà depuis quelques années Grand Maître des Loges du Rit français, dirigées par le Grand-Orient de France. Après avoir reconnu et apprécié les grandes différences caractéristiques qui sont entre le Régime rectifié et le Rit français, il a bien voulu accepter en juin 1809 l'élection que les deux Directoires d'Auvergne et d'Occitanie, seuls existant alors en France, ont fait de sa personne ; ce qui nous promet, vu le vif intérêt qu'il prend à la prospérité de l'Ordre, un avenir des plus satisfaisants pour nous, et dont les heureux effets pourraient un jour rejaillir sur l'Europe entière. Les deux provinces électrices ont ensuite formé à Paris un conseil d'administration nationale auprès de la personne du Sérénissime Grand Maître qui le préside ; il est composé quant à présent des quatre conseillers représentant les deux Provinces, d'un Chancelier National et d'un Secrétaire Général de la Chancellerie Nationale, qui sont tous Ch. Gr. Profès. C'est à ce conseil que se réfèrent toutes les affaires nationales.
La province de Bourgogne, éteinte depuis longtemps à Strasbourg, parait aujourd'hui vouloir prendre une nouvelle existence à Besançon. Quelques observateurs de l'ancienne Commanderie qui existait autrefois dans cette dernière ville, se réunissant à quelques-uns encore existants, dans les environs de Strasbourg, et appuyés de suffrage de ceux qui ont appartenu autrefois au Grand Prieuré d'Helvétie à Bâle, ont formé le projet de transférer le chef-lieu provincial et le siège magistral à Besançon. Ils ont à cet effet présenté requête vers la fin de 1809 au Sérénissime Grand-Maître qui, de l'avis, de son conseil d'administration et avec le consentement des provinces d'Auvergne et d'Occitanie, et après avoir rempli toutes les formalités prescrites par les lois et usages, vient d'accorder provisoirement leurs demandes, réservant le définitif à la décision d'un Convent général ou national. Cet événement qui me parait fort heureux complétera la principale organisation nationale.
J'ai annoncé plus haut à Votre Altesse que le travail de rédaction presque fini du 4e grade de Maître Écossais, avait été forcément suspendu en 1789 ; que la commission qui en avait été chargée avait remis alors entre mes mains, en se séparant, tout ce qui était nécessaire pour l'achever, et que cette lacune dans la totalité de la révision générale avait donné lieu à beaucoup d'instances faites de tout côté, que je n'avais pu satisfaire, n'osant pas prendre sur moi seul de compléter ce travail. Vingt années se sont écoulées en cet état ; mais l'année dernière, après l'a grande maladie que j'essuyai, me voyant rester seul de tous ceux qui avaient participé à cet ouvrage, effrayé du danger que je venais de courir et sentant vivement toutes les conséquences fâcheuses qui en résulteraient si cette lacune dans le régime rectifié n'était pas remplie avant ma mort, j'osai entreprendre de le faire. Il ne restait qu'à lier les différentes parties du rituel, et à mettre la dernière main aux explications des tableaux et aux Instructions de ce grade. Ce rituel a été publié dans les loges réunies de France vers la fin de 1809 ; et il a été accueilli partout avec la plus grande satisfaction ; je regrette seulement que le défaut de copistes ne m'ait pas permis de le communiquer encore à tous les établissements maçonniques qui le demandent.
Pour pouvoir informer Votre Altesse de ce qui s’est passé d'intéressant dans nos contrées concernant l'Ordre, il m'a fallu entrer dans des détails qui auront pu fatiguer son attention. Je la prie d'excuser la longueur de cette lettre, le désordre même qui règne dans sa contexture, car commencée depuis plus d'un mois, elle doit inévitablement se ressentir de toutes les reprises et interruptions qu'elle a éprouvées. Ma main, depuis les fortes secousses morales que j'ai subies, me refuse son service pour toute écriture suivie. Je suis obligé d'emprunter celle de mon neveu (a lilio albo) fils aîné de mon frère (a concordia)pour écrire sous ma. dictée. Etant Chevalier et Gr. Prof. il est le seul dont je puisse me servir pour des écritures confidentielles ; mais se trouvant excessivement occupé ailleurs tout le jour, il ne peut m'accorder de temps en temps que des moments bien courts. Vous voyez par là, Monseigneur, à quels titres je réclame votre indulgence.
Je suis entièrement retiré de toutes affaires extérieures, je vis depuis 15 ans dans un petit domaine rural dans l'intérieur de la ville, situé à l'une de ses extrémités, sur une colline où l'air est très favorable à ma santé ; la culture de la vigne et des fruits y occupe mes loisirs. J'y serais heureux si je n'avais eu le malheur de perdre, il y a deux ans, une épouse chérie à la suite d'un accouchement forcé avant terme. De tous les enfants que j'ai eu il ne me reste qu'un fils très bien constitué, mais âgé seulement de cinq ans et qui est destiné par la Providence à rester sans doute bientôt orphelin C'est là l'épine qui souvent fatigue mon cœur, mais je me soumets comme je le dois à toutes ses blessures.
Depuis bien longtemps, je désire d'avoir l’Honneur de vous écrire, mais je ne savais comment vous adresser et vous faire parvenir sûrement ma lettre. J'adresse celle-ci à Paris et j'ai tout lieu de croire que par l'organe de nos Frères, elle arrivera dans vos mains, ce que je désire beaucoup d'apprendre. Si Votre Altesse daigne m'honorer d'une réponse qui est bien désirée, elle me parviendra certainement à l'adresse qui suit ma signature, et en cas d'accidents sur ma personne, elle tomberait dans les mains d'un autre moi-même qui est membre de l'Ordre Intérieur (a ponte alto) excellent Chevalier Gr. Pr. mon ami et mon confident en tout, ayant le titre de Visiteur Général de la Province, mais qui par la nature et l'immensité de ses occupations civiles ne peut quant à présent me seconder en rien.
Prêt à finir ma lettre, j'en reçois une fort inattendue, mais bien agréable du cher Frère Baron de Turkheim aîné (a flumine), ancien Chancelier provincial de la Vequi par ses talents distingués et sa très grande activité, fut bien utile à Wilhemsbad où il assista dans sa qualité de Visiteur Général de la même. Trompé par de faux avis, il croyait qu'après le siège de Lyon, j'avais été immolé comme des milliers d'autres bons citoyens par le fer des bourreaux de la France. Venant d'apprendre que j'existais encore, il s'est empressé de m'en témoigner son grand contentement avec une effusion de joie et d'amitié les plus touchantes. Dégoûté des grandes agitations de la scène du monde, mûri par son âge de 6o, ans, et s'étant démis depuis très longtemps de ses charges et dignités dans l'Ordre, pour vivre hors de la province qu'il a quitté depuis 20 ans, il se montre peu disposé à y reprendre aucun intérêt dans les choses ostensibles ; Maïs il conserve un invincible attachement à la Grande Profession des Chevaliers et aux vérités sublimes qu'elle renferme, dont il fait son étude habituelle.
Intimement attaché à notre sainte religion chrétienne, son ambition s'est éteinte, sa grande vivacité est devenue très modérée ; sa raison s'abaisse avec plaisir devant la Croix, et se plie sous le joug de la foi en notre Seigneur et Maître J.-C. Enfin il se croit maintenant tel que je désirais de le voir il y a 25 ans, et il me remercie affectueusement d'y avoir un des premiers beaucoup contribué dès lors.
J'ai pensé qu'il serait agréable à Votre Altesse d'apprendre des nouvelles de l'existence et des heureux changements survenus dans un si digne et si aimable Frère, dans un homme auquel vous aviez accordé une bonne part dans votre estime ; et je n'ai pas craint d'en prolonger un peu la présente pour en saisir l'occasion. Je la finis enfin en vous priant, Monseigneur, d'agréer l'expression du plus sincère attachement à votre personne et du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monseigneur, De Votre Altesse Sérénissime, Le très humble, très dévoué, et très, affectionné serviteur et Frère d'Ordre.
Willermoz