LES COLONNES DE WÜRZBOURG
Karl Lauer
Article paru dans le n°3 de la revue "Le Symbolisme"
(décembre 1912)
Les uniques vestiges de l'époque romane que renferme la cathédrale de Würzbourg sont deux colonnes, actuellement érigées à l'extrémité occidentale de la nef latérale sud, où elles flanquent une niche qui sert de cadre à une grande sculpture sur bois, représentant la mort de Marie, œuvre de Tillmann Rienmenschneider.
Ces colonnes frappent par la singularité de leurs fûts, qui semblent composés de gros cordages entrelacés. Sur le devant de l'abaque, elles portent gravé, l'une le mot IACHIN et l'autre le mot BOOZ, en caractères dont le style remonte à la première moitié du XIVème siècle. Il est facile de se faire une idée de la forme étrange de ces colonnes en examinant le cliché que nous reproduisons ci-dessous, en l'empruntant à l'excellent opuscule de V. CL. Hessdörfer, consacré à la cathédrale de Würzbourg et à ses monuments (1).
Pour chaque colonne, le fût se compose, dans le sens de la hauteur, de trois parties, dont la médiane est une sorte de serpent sans commencement ni fin, qui, par ses entrelacements, relie la partie supérieure du fùt à la partie inférieure.
Dans la colonne IACHIN, cette partie médiane, qui forme huit boucles, est cannelée. Le bas du fùt est un faisceau de huit fûts secondaires, mesurant chacun, à la base, huit centimètres de diamètre. Ces fûts seconcondaires se réunissent par le haut, deux par deux, à l'aide d'une boucle. La même disposition se reproduit pour la partie supérieure du fùt, où les fûts secondaires ne mesurent plus que six centimètres de diamètre. Comme le chapiteau de la colonne est formé par les boucles qui unissent les colonnettes, celles-ci constituent, en réalité, dans la partie supérieure, un unique serpent sans commencement ni fin, huit fois replié sur lui-même.
La colonne BOOZ est moins compliquée. Le serpent central n'y forme que quatre replis, qui entrelacent les éléments quaternaires du haut et du bas. L'ensemble du fùt se partage ainsi en trois sections ayant chacune deux pieds de haut. La hauteur totale des colonnes est, en effet, de 8 pieds (2,45 m), dont 6 pour le fût, 1 pour le chapiteau et 1 pour la base.
Ces colonnes, qui datent d'environ 1330, furent primitivement placées extérieurement, dans un parvis couvert auquel on accédait par des marches. Cette construction disgracieuse l'ut démolie par ordre du prince-évêque Julius, qui coiffa la mitre de 1573 à 1617. C'est alors que les deux curieuses colonnes furent transportées à l'intérieur de la cathédrale.
Il est probable qu'à l'imitation du Temple de Salomon, IACHIN se dressait à droite et BOOZ à gauche de la porte d'entrée.
Mais, sauf les noms et l'emplacement choisi, rien dans les colonnes de Würzbourg ne rappelle celles que décrit la Bible d'une manière qui n'est pas d'une absolue clarté. Voici, en effet, les textes qui en font mention :
Premier Livre des Rois, VII, 15 à 22 :
« Il (Hiram ) fondit deux colonnes d'airain : la hauteur de l'une des colonnes était de dix-huit coudées, et un réseau de douze coudées entourait chaque colonne.
Il fit aussi deux chapiteaux d'airain fondu, pour mettre sur les sommets des colonnes ; et la hauteur de l'un des chapiteaux était de cinq coudées, et la hauteur de l'autre chapiteau était aussi de cinq coudées.
Il y avait des entrelaçures en forme de rets, de filets entortillés en façon de chaînes, pour les chapiteaux, qui étaient sur le sommet des colonnes : sept pour l'un des chapiteaux et sept pour l'autre.
Et il les appropria aux colonnes, avec deux rangs de pommes de grenade sur un rets tout autour, pour couvrir l'un des chapiteaux qui était sur le sommet d'une des colonnes; et il fit la même chose pour l'autre chapiteau.
Et les chapiteaux qui étaient sur le sommet des colonnes étaient en façon de fleurs de lis, hauts de quatre coudées, pour mettre au porche.
Or, les chapiteaux étaient sur les deux colonnes ; ils étaient, dis-je, au-dessus, depuis l'endroit du ventre qui était au delà du rets. Il y avait aussi deux cents pommes de grenade, disposées par rangs tout autour, sur. le second chapiteau.
Il dressa donc les colonnes au porche du temple, et mit l'une à main droite, et la nomma JAKIN ; et il mit l'autre à main gauche, et la nomma BOAZ.
Et on posa sur le chapiteau des colonnes l'ouvrage fait en façon de fleur de lis : ainsi l'ouvrage des colonnes fut achevé. »
Deuxième Livre des Rois, XXV, 13 et 17 :
« Et les Chaldéens mirent en pièces les colonnes d'airain qui étaient dans la Maison de l'Eternel..., et ils en emportèrent l'airain à Babylone.
Chaque colonne avait dix-huit coudées de haut, et elle avait un chapiteau d'airain par-dessus, dont la hauteur était de trois coudées, outre les rets et les grenades qui étaient autour du chapiteau, le tout d'airain ; et la seconde colonne était de même façon, avec le rets. »
Deuxième Livre des Chroniques, III, 15 et 16 :
« Et au devant de la maison il fit deux colonnes, qui avaient trente-cinq coudées de longueur ; et les chapiteaux qui étaient sur le sommet de chacune, étaient de cinq coudées.
Or, il avait fait des chaînettes pour l'oracle, il en mit aussi sur le sommet des colonnes ; et il fit cent pommes de grenade, qu'il mit aux chaînettes. »
Jérémie, LII, 21 à 23 :
« Or, quant aux colonnes, chaque colonne avait dix-huit coudées de haut, et un cordon de douze coudées l'environnait ; et elle était épaisse de quatre doigts, et était creuse.
Et il y avait par-dessus un chapiteau d'airain ; et la hauteur d'un des chapiteaux était de cinq coudées ; il y avait aussi un rets et des grenades tout autour du chapiteau, le tout d'airain. Et la seconde colonne était de même façon, et aussi les grenades.
Il y avait aussi quatre-vingt-seize grenades au côté, et les grenades qui étaient sur le rets alentour étaient cent en tout. »
Ces descriptions, en grande partie contradictoires, ne peuvent évoquer qu'une image confuse des colonnes fondues par le Tyrien Hiram (2).
On s'est demandé si elles avaient été dénommées d'après des personnages que l'on désirait honorer, tel Jakin, fils de Siméon, lui-même fils de Jacob, dont il est question au chapitre XLVI de la Genèse, v. 10. ou Booz, mari de Ruth et ancêtre de David.
Quoi qu'il puisse en être, l'intérêt des deux dénominations réside, pour les Maçons modernes, dans leur sens étymologique. JA-KIN se décompose alors en deux syllabes, dont la première désigne la divinité en tant que principe de toute initiative, la seconde étant un verbe signifiant : il consolide, il érige, il fonde. Dans BOOZ, nous avons, d'autre part, le mot OOZ qui se traduit par force, vigueur, fermeté, sécurité, protection, précédé par B, lettre indicative d'un contenu, comme si cette colonne renfermait en elle ce qui stabilise, solidifie et maintient. En somme, au point de vue religieux, JAKIN devait encourager à bien agir, à multiplier les œuvres méritoires, alors que BOOZ promettait force et magnificence aux âmes pieuses, humbles, mais persévérantes dans le bien.
Est-ce ainsi qu'on l'entendit à Würzbourg au XIVème siècle ? On s'est demandé si les sculpteurs du moyen-âge n'avaient pas attaché une signification mystérieuse à la composition trinitaire de chacune des deux colonnes, Ce qui, dans le fût, part de la base pour y revenir en décrivant une boucle, correspond manifestement aux éléments matériels, au nombre de quatre pour IACHIN et de deux pour BOOZ, colonne que terminent par en haut deux éléments semblables, dirigés en sens contraire : ce sont les tendances spirituelles, qui aboutissent à la floraison corinthienne du chapiteau.
Pour IACHIN, cette partie supérieure, qui concourt à former directement le chapiteau, est simple, en ce sens qu'elle est composée d'un unique serpent de pierre, huit fois replié sur lui-même. Ce caractère de simplicité se retrouve, pour les deux colonnes, dans la partie médiane, qui ne peut se rapporter qu'au lien animique unissant l'esprit et le corps.
Mais pourquoi les deux colonnes, toutes deux manifestement destinées à relier la terre au ciel, sont-elles dissemblables ? Figurent-elles l'Homme et la Femme, le Rationalisme et le Mysticisme, ou font-elles allusion au Microcosme et au Macrocosme ? En comptant les éléments constitutifs des fûts, nous arrivons pour BOOZ au nombre 5 (2+1+2) et pour IACHIN à 6 (1+1+4). Mais, à première vue, le fùt de BOOZ semble formé de quatre colonnettes réunies en faisceau, et celui de IACHIN de huit colonnettes plus minces, groupées autour d'une colonne centrale invisible ; neuf serait donc le nombre réel de IACHIN.
Toutes ces données confirment la conjecture qui nous porte à voir dans les colonnes de Würzbourg le double symbole des deux Initiations, dont l'une est dite masculine-dorienne et l'autre féminine-ionienne.
Il conviendrait sans doute de nous expliquer à ce sujet, en entrant dans quelques détails sur le Dorisme et l'Ionisme. Nous croyons cependant devoir nous limiter pour cette fois, quitte à revenir, dans un article spécial, sur le caractère distinctif des deux Initiations.
Notes
(1) Der Dom zu Würzbourg und seine Denkmäler, édité par Val. Bausch, librairie à Würzbourg.
(2) S'il fallait en croire Allioli (Antiquités judaïques), ces colonnes auraient abouti à un réservoir d'eau et des chaînes les auraient reliées à des lances plantées sur le toit du temple, en guise de paratonnerres. – On a prétendu aussi que Moïse savait détourner la foudre, témoin l'érection du serpent d'airain, qui préserva le peuple hébreu de la morsure des serpents de feu, autrement dit de l'atteinte des décharges électriques de l'atmosphère orageuse.