George Sand
CHAPITRE XXXIX
La barque prit terre définitivement à la sortie des jardins et des bois, dans un endroit pittoresque où le ruisseau s'enfonçait parmi des roches séculaires et cessait d'être navigable. Consuelo eut peu de temps pour contempler le paysage sévère éclairé par la lune.
C'était toujours dans la vaste enceinte de la résidence; mais l'art ne s'était appliqué en ce lieu qu'à conserver à la nature sa beauté première : les vieux arbres semés au hasard dans de sombres gazons, les accidents heureux du terrain, les collines aux flancs âpres, les cascades inégales, les troupeaux de daims bondissants et craintifs.
Un personnage nouveau était venu fixer l'attention de Consuelo : c'était Gottlieb, assis négligemment sur le brancard d'une chaise à porteurs, dans l'attitude d'une attente calme et rêveuse. Il tressaillit en reconnaissant son amie de la prison ; mais sur un signe de Marcus, il s'abstint de lui parler.
« Vous défendez donc à ce pauvre enfant de me serrer la main? dit tout bas Consuelo à son guide.
— Après votre initiation , vous serez libre ici dans toutes vos actions, répondit-il de même. Contentezvous maintenant de voir comme la santé de Gottlieb est améliorée et comme la force physique lui est revenue.
— Ne puis-je savoir, du moins, reprit la néophyte, s'il n'a souffert aucune persécution pour moi, après ma fuite de Spandaw? Pardonnez à mon impatience. Cette pensée n'a cessé de me tourmenter jusqu'au jour où je l'ai aperçu , passant auprès de l'enclos du pavillon.
— Il a souffert, en effet, répondit Marcus, mais peu de temps. Dès qu'il vous sut délivrée, il se vanta avec un enthousiasme naïf d'y avoir contribué, et ses révélations involontaires durant son sommeil faillirent devenir funestes à quelques-uns d'entre nous. On voulut l'enfermer dans une maison de fous, autant pour le punir que pour l'empêcher de secourir d'autres prisonniers. Il s'enfuit alors, et comme nous avions l'œil sur lui, nous le fîmes amener ici, où nous lui avons prodigué les soins du corps et de l'âme. Nous le rendrons à sa famille et à sa patrie lorsque nous lui aurons donné la force et la prudence nécessaires pour travailler utilement à notre œuvre qui est devenue la sienne, car c'est un de nos adeptes les plus purs et les plus fervents. Mais la chaise est prête, madame; veuillez y monter. Je ne vous quitte pas, quoique je vous confie aux bras fidèles et sûrs de Karl et de Gottlieb. »
Consuelo s'assit docilement dans une chaise à porteurs, fermée de tous côtés, et ne recevant l'air que par quelques fentes pratiquées dans la partie qui regardait le ciel. Elle ne vit donc plus rien de ce qui se passait autour d'elle. Parfois elle vit briller les étoiles, et jugea ainsi qu'elle était encore en plein air; d'autres fois elle vit cette transparence interceptée sans savoir si c'était par des bâtiments ou par l'ombrage épais des arbres. Les porteurs marchaient rapidement et dans le plus profond silence ; elle s'appliqua, durant quelque temps, à distinguer dans les pas qui criaient de temps à autre sur le sable, si quatre personnes ou seulement trois l'accompagnaient. Plusieurs fois elle crut saisir le pas de Liverani à droite de la chaise ; mais ce pouvait être une illusion, et, d'ailleurs, elle devait s'efforcer de n'y pas songer.
Lorsque la chaise s'arrêta et s'ouvrit, Consuelo ne put se défendre d'un sentiment d'effroi en se voyant sous la herse, encore debout et sombre, d'un vieux manoir féodal. La lune donnait en pleine lumière sur le préau entouré de constructions en ruine, et rempli de personnages vêtus de blanc qui allaient et venaient, les uns isolés, les autres par groupes, comme des spectres capricieux. Cette arcade noire et massive de l'entrée faisait paraître le fond du tableau plus bleu, plus transparent et plus fantastique. Ces ombres errantes et silencieuses, ou se parlant à voix basse , leur mouvement sans bruit sur les longues herbes de la cour, l'aspect de ces ruines que Consuelo reconnaissait pour celles où elle avait pénétré une fois, et où elle avait revu Albert, l'impressionnèrent tellement , qu'elle eut comme un mouvement de frayeur superstitieuse. Elle chercha instinctivement Liverani auprès d'elle. Il y était effectivement avec Marcus, mais l'obscurité de la voûte ne lui permit pas de distinguer lequel des deux lui offrait la main; et cette fois, son cœur glacé par une tristesse subite et par une crainte indéfinissable ne l'avertit pas.
On arrangea son manteau sur ses vêtements et le capuchon sur sa tête de manière à ce qu'elle pût tout voir sans être reconnue de personne. Quelqu'un lui dit à voix basse de ne pas laisser échapper un seul mot, une seule exclamation, quelque chose qu'elle pût voir; et elle fut conduite ainsi au fond de la cour, où un étrange spectacle s'offrit en effet à ses regards. Une cloche au son faible et lugubre rassemblait les ombres en cet instant vers la chapelle ruinée où Consuelo avait naguère cherché à la lueur des éclairs un refuge contre l'orage. Cette chapelle était maintenant illuminée de cierges disposés dans un ordre systématique. L'autel semblait avoir été relevé récemment ; il était couvert d'un drap mortuaire et paré d'insignes bizarres, où les emblèmes du christianisme se trouvaient mêlés à ceux du judaïsme, à des hiéroglyphes égyptiens, et à divers signes cabalistiques. Au milieu du chœur, dont on avait rétabli l'enceinte avec des balustrades et des colonnes symboliques, on voyait un cercueil entouré de cierges, couvert d'ossements en croix, et surmonté d'une tête de mort dans laquelle brillait une flamme couleur de sang. On amena auprès de ce cénotaphe un jeune homme dont Consuelo ne put voir les traits ; un large bandeau couvrait la moitié de son visage; c'était un récipiendaire qui paraissait brisé de fatigue ou d'émotion. Il avait un bras et une jambe nus , ses mains étaient attachées derrière son dos, et sa robe blanche était tachée de sang. Une ligature au bras semblait indiquer qu'il venait d'être saigné en effet. Deux ombres agitaient autour de lui des torches de résine enflammée, et répandaient sur son visage et sur sa poitrine des nuages de fumée et dçs tourbillons d'étincelles. Alors commenca entre lui et ceux qui présidaient la cérémonie, et qui portaient des signes distinctifs de leurs dignités diverses, un dialogue bizarre qui rappela à Consuelo celui que Cagliostro lui avait fait entendre à Berlin, entre Albert et des personnages inconnus. Puis des spectres armés de glaives, et qu'elle entendit appeler les Frères terribles, couchèrent le récipiendaire sur les dalles, et appuyèrent sur son cœur la pointe de leurs armes, tandis que plusieurs autres commencèrent, à grand cliquetis d'épées, un combat acharné, les uns prétendant empêcher l'admission du nouveau frère, le traitant de pervers, d'indigne et de traitre, tandis que les autres disaient combattre pour lui au nom de la vérité et d'un droit acquis. Cette scène étrange émut Consuelo comme un rêve pénible. Cette lutte , ces menaces , ce culte magique, ces sanglots que de jeunes adolescents faisaient entendre autour du cercueil , étaient si bien simulés, qu'un spectateur non initié d'avance en eût été réellement épouvanté. Lorsque les parrains du récipiendaire l'eurent emporté dans la dispute et dans le combat contre les opposants, on le releva , on lui mit un poignard dans la main , et on lui ordonna de marcher devant lui, et de frapper quiconque s'opposerait à son entrée dans le temple.
Consuelo n'en vit pas davantage. Au moment où le nouvel initié se dirigeait, le bras levé, et dans une sorte de délire , vers une porte basse où on le poussait, ses deux guides, qui n'avaient pas abandonné le bras de Consuelo, l'emmenèrent rapidement comme pour lui dérober la vue d'un spectacle affreux ; et, lui rabattant le capuchon sur le visage, ils la conduisirent par de nombreux détours, et parmi des décombres où elle trébucha plus d'une fois , dans un lieu où régnait le plus profond silence. Là on lui rendit la lumière, et elle se vit dans la grande salle octogone où elle avait surpris précédemment l'entretien d'Albert et de Trenck. Toutes les ouvertures étaient cette fois fermées et voilées avec soin ; les murs et le plafond étaient tendus de noir ; des cierges brûlaient aussi en ce lieu, dans un ordre particulier , différent de celui de la chapelle. Un autel en forme de calvaire , et surmonté de trois croix, masquait la grande cheminée. Un tombeau sur lequel étaient déposés un marteau, des clous, une lance et une couronne d'épines, se dressait au milieu de la salle. Des personnages vêtus de noir et masqués étaient agenouillés ou assis alentour sur des tapis semés de larmes d'argent; ils ne pleuraient ni ne gémissaient; leur altitude était celle d'une méditation austère, ou d'une douleur muette et profonde.
Les guides de Consuelo la firent approcher jusqu'auprès du cercueil, et les hommes qui le gardaient s'étant levés et rangés à l'autre extrémité, l'un d'eux lui parla ainsi :
« Consueto, tu viens de voir la cérémonie d'une réception maçonnique. Tu as vu, là comme ici, un culte inconnu, des signes mystérieux, des images funèbres, des pontifes initiateurs, un cercueil. Qu'as-tu compris à cette scène simulée, à ces épreuves effrayantes pour le récipiendaire, aux paroles qui lui ont été adressées et à ces manifestations de respect, d'amour et de douleur autour d'une tombe illustre? — J'ignore si j'ai bien compris, répondit Consuelo. Cette scène me troublait; cette cérémonie me semblait barbare. Je plaignais ce récipiendaire dont le courage et la vertu étaient soumis à des épreuves toutes matérielles, comme s'il suffisait du courage physique pour être initié à l'œuvre du courage moral. Je blâme ce que j'ai vu, et déplore ces jeux cruels d'un sombre fanatisme, ou ces expériences puériles d'une foi tout extérieure et idolàtrique. J'ai entendu proposer des énigmes obscures, et l'explication qu'en a donnée le récipiendaire m'a paru dictée par un catéchisme méfiant ou grossier. Cependant cette tombe sanglante, cette victime immolée, cet antique mythe d'Hiram, architecte divin assassiné par les travailleurs jaloux et cupides, ce mot sacré perdu pendant des siècles, et promis à l'initié comme la clef magique qui doit lui ouvrir le temple, tout cela ne me parait pas un symbole sans grandeur et sans intérêt; mais pourquoi la fable est-elle si mal tissue ou d'une interprétation si captieuse ?
— Qu'entends-tu par là? As-tu bien écouté ce récit que tu traites de fable?
— Voici ce que j'ai entendu et ce qu'auparavant j'avais appris dans les livres qu'on m'a ordonné de méditer durant ma retraite : Hiram, conducteur des travaux du temple de Salomon.avait divisé les ouvriers par catégories. Ils avaient un salaire différent, des droits inégaux. Trois ambitieux de la plus basse catégorie résolurent de participer au salaire réservé à la classe rivale, et d'arracher à Hiram le mot d'ordre, la formule secrète qui lui servait à distinguer les compagnons des maîtres, à l'heure solennelle de la répartition. Ils le guettèrent dans le temple où il était resté seul après cette cérémonie, et, se postant à chacune des trois issues du saint lieu, ils l'empêchèrent de sortir, le menacèrent, le frappèrent cruellement et l'assassinèrent sans avoir pu lui arracher son secret, le mot. fatal qui devait les rendre égaux à lui et à ses privilégiés. Puis ils emportèrent son cadavre et l'ensevelirent sous des décombres ; et depuis ce jour, les fidèles adeptes du temple, les amis d'Hiram pleurent son destin funeste, cherchent sa parole sacrée, et rendent des honneurs presque divins à sa mémoire.
— Et maintenant, comment expliques-tu ce mythe?
— Je l'ai médité avant de venir ici, et voici comment je le comprends. Hiram, c'est l'intelligence froide et l'habileté gouvernementale des antiques sociétés. Elles reposent sur l'inégalité des conditions, sur le régime des castes. Cette fable égyptienne convenait au despotisme mystérieux des hiérophantes. Les trois ambitieux, c'est l'indignation, la révolte et la vengeance ; ce sont peut-être les trois castes inférieures à la caste sacerdotale qui essaient de reprendre leurs droits par la violence. Hiram assassiné, c'est le despotisme qui a perdu son prestige et sa force, et qui est descendu au tombeau.
— Est-ce ainsi, véritablement, que tu interpréterais ce mythe?
— J'ai lu dans vos livres qu'il avait été apporté d'Orient par les templiers, et qu'ils l'avaient fait servir à leurs initiations. Ils devaient donc l'interpréter à peu près ainsi; mais en baptisant Hiram la théocratie, et les assassins l'impiété, l'anarchie et la férocité, les templiers, qui voulaient asservir la société à une sorte de despotisme monacal, pleuraient sur leur impuissance personnifiée par l'anéantissement d'Hiram. Le mot perdu et retrouvé de leur empire, c'était celui d'association ou de ruse, quelque chose comme la cité antique, ou le temple d'Osiris. Voilà pourquoi je m'étonne de voir cette fable servir encore pour vos initiations à l'œuvre de la délivrance universelle. Je voudrais croire qu'elle n'est proposée à vos adeptes que comme une épreuve de leur intelligence et de leur courage.
— Eh bien, nous qui n'avons point inventé ces formes de la maçonnerie, et qui ne nous en servons effectivement que comme d'épreuves morales, nous qui sommes plus que compagnons et maîtres dans cette science symbolique, puisque, après avoir traversé tous les grades maçonniques, nous sommes arrivés à n'étre plus maçons comme on l'entend dans les rangs vulgaires de cet ordre; nous t'adjurons de nous expliquer le mythe d'Hiram comme tu l'entends, afin que nous portions sur ton zèle, ton intelligence et ta foi, le jugement qui t'arrêtera ici à la porte du véritable temple, ou qui te livrera l'entrée du sanctuaire.
— Vous me demandez le mot d'Hiram, la parole perdue. Ce n'est point celle qui m'ouvrira les portes du temple; car ce mot, c'est tyrannie ou mensonge. Mais je sais les mots véritables, les noms des trois portes de l'édifice divin par lesquelles les destructeurs d'Hiram entrèrent pour forcer ce chef à s'ensevelir sous les débris de son œuvre ; c'est liberté, fraternité, égalité.
— Consuelo, ton interprétation, exacte ou non, nous révèle le fond de ton cœur. Sois donc dispensée de t'agenouiller jamais sur la tombe d'Hiram. Tu ne passeras pas non plus par le grade où le néophyte se prosterne sur le simulacre des cendres de Jacques Molay, le grand maître et la grande victime du Temple, des moines-soldats et des prélats-chevaliers du moyen âge. Tu sortirais victorieuse de cette seconde épreuve comme de la première. Tu discernerais les traces mensongères d'une barbarie fanatique, nécessaires encore aujourd'hui comme formules de garantie à des esprits imbus du principe d'inégalité. Rappelle-toi donc bien que les francs-maçons des premiers grades n'aspirent, pour la plupart, qu'à construire un temple profane. un abri mystérieux pour une association élevée à l'état de caste. Tu comprends autrement, et tu vas marcher droit au temple universel qui doit recevoir tous les hommes confondus dans un même culte, dans un même amour. Cependant tu dois faire ici une dernière station, et te prosterner devant ce tombeau. Tu dois adorer le Christ et reconnaître en lui le seul vrai Dieu.
— Vous dites cela pour m'éprouver encore, répondit Consuelo avec fermeté : mais vous avez daigné m'ouvrir les yeux à de hautes vérités, en m'apprenant à lire dans vos livres secrets. Le Christ est un homme divin que nous révérons comme le plus grand philosophe et le plus grand saint des temps antiques. Nous adorons autant qu'il est permis d'adorer le meilleur et te plus grand des maîtres et des martyrs. Nous pouvons bien l'appeler le sauveur des hommes en ce sens qu'il a enseigné à ceux de son temps des vérités qu'ils n'avaient fait qu'entrevoir, et qui devaient faire entrer l'humanité dans une phase nouvelle de lumière et de sainteté. Nous pouvons bien nous agenouiller auprès de sa cendre, pour remercier Dieu de nous avoir suscité un tel prophète, un tel exemple, un tel ami : mais nous adorons Dieu en lui, et nous ne commettons pas le crime d'idolâtrie. Nous distinguons la divinité de la révélation de celle du révélateur. Je consens donc à rendre à ces emblèmes d'un supplice à jamais illustre et sublime l'hommage d'une pieuse reconnaissance et d'un enthousiasme filial ; mais je ne crois pas que le dernier mot de la révélation ait été compris et proclamé par les hommes au temps de Jésus, car il ne l'a pas encore été officiellement sur la terre. J'attends de la sagesse et de la foi de ses disciples, de la continuation de son œuvre durant dix-huit siècles, une vérité plus pratique, une application plus complète de la parole sainte et de la doctrine fraternelle. J'attends le développement de l'Évangile, j'attends quelque chose de plus que l'égalité devant Dieu, je l'attends et je l'invoque parmi les hommes.
— Tes paroles sont audacieuses et tes doctrines sont grosses de périls. Y as-tu bien songé dans la solitude? As-tu prévu les malheurs que ta foi nouvelle amassait d'avance sur ta tête? Connais-tu le monde et tes propres forces? Sais-tu que nous sommes un contre cent mille dans les pays les plus civilisés du globe? Sais-tu qu'au temps où nous vivons, entre ceux qui rendent au sublime révélateur Jésus un culte injurieux et grossier, et ceux , presque aussi nombreux désormais, qui nient sa mission et jusqu'à son existence, entre les idolâtres et les athées, il n'y a place pour nous au soleil qu'au milieu des persécutions, des railleries , de la haine et des mépris de l'espèce humaine? Sais-tu qu'en France, a l'heure qu'il est, on proscrit presque également Rousseau et Voltaire, le philosophe religieux et le philosophe incrédule? Sais-tu , chose plus effrayante et plus inouïe! que, du fond de leur exil, ils se proscrivent l'un l'autre ? Sais-tu que tu vas retourner dans un monde où tout conspirera pour ébranler la foi et pour corrompre les pensées? Sais-tu enfin qu'il faudra exercer ton apostolat à travers les périls, les doutes , les déceptions et les souffrances?
— J'y suis résolue, répondit Consuelo en baissant les yeux et en posant la main sur son cœur : Dieu me soit en aide!
— Eh bien, ma fille, dit Marcus, qui tenait toujours Consuelo par la main, tu vas être soumise par nous à quelques souffrances morales, non pour éprouver ta foi, dont nous ne saurions douter maintenant, mais pour la fortifier. Ce n'est pas dans le calme du repos, ni dans les plaisirs de ce monde, c'est dans la douleur et les larmes que la foi grandit et s'exalte. Te sens-tu le courage d'affronter de pénibles émotions et peut-être de violentes terreurs?
— S'il le faut, et si mon âme doit en profiter, je me soumets à votre volonté, » répondit Consuelo légèrement oppressée.
Aussitôt les invisibles se mirent à enlever les tapis et les flambeaux qui entouraient le cercueil. Le cercueil fut roulé dans une des profondes embrasures de croisées, et plusieurs adeptes, s'étant armés de barres de fer, se hâtèrent de lever une dalle ronde qui occupait le milieu de la salle. Consuelo vit alors une ouverture circulaire assez large pour le passage d'une personne, et dont la margelle de granit, noircie et usée par le temps, était incontestablement aussi ancienne que les autres détails de l'architecture de la tour. On apporta une longue échelle, et on la plongea dans le vide ténébreux de l'ouverture. Puis Marcus, amenant Consuelo à l'entrée, lui demanda par trois fois, d'un ton solennel, si elle se sentait la force de descendre seule dans les souterrains de la grande tour féodale.
« Écoutez, mes pères ou mes frères, car j'ignore comment je dois vous appeler... répondit consuelo.
— Appelle-les tes frères , reprit Marcus, tu es ici parmi les invisibles, tes égaux en grade, si tu persévères encore une heure. Tu vas leur dire adieu ici pour les retrouver dans une heure en présence du conseil des chefs suprêmes, de ceux dont on n'entend jamais la voix, dont on ne voit jamais le visage. Ceux-là , tu les appelleras les pères. Ils sont les pontifes souverains, les chefs spirituels et temporels de notre temple. Nous paraîtrons devant eux et devant toi à visage découvert, si tu es bien décidée à venir nous rejoindre à la porte du sanctuaire, par ce chemin sombre et semé d'épouvante, qui s'ouvre ici sous tes pieds, et où tu dois marcher seule et sans autre égide que celle de ton courage et de ta persévérance.
— J'y marcherai s'il le faut, répondit la néophyte tremblante; mais cette épreuve,que vous m'annoncez si austère, est-elle donc inévitable? O mes frères, vous ne voulez pas, sans doute, jouer avec la raison déjà bien assez éprouvée d'une femme sans affectation et sans fausse vanité? Vous m'avez condamnée aujourd'hui à un long jeûne, et, bien que l'émotion fasse taire la faim, depuis plusieurs heures, je me sens affaiblie physiquement; j'ignore si je ne succomberai pas aux travaux que vous m'imposez. Peu m'importe, je vous le jure, que mon corps souffre et faiblisse, mais ne prendrez-vous pas pour une lâcheté morale ce qui ne sera qu'une défaillance de la matière? Dites-moi que vous me pardonnerez si j'ai les nerfs d'une femme, pourvu que, revenue à moi-même, j'aie encore le cœur d'un homme.
— Pauvre enfant, répondit Marcus, j'aime mieux t'entendre avouer ta faiblesse que si tu cherchais à nous éblouir par une folle audace. Nous consentirons, si tu le veux, à te donner un guide,un seul, pour t'assister et te secourir au besoin dans ton pèlerinage. Mon frère, ajouta-t-il en s'adressant au chevalier Liverani, qui s'était tenu pendant tout ce dialogue auprès de la porte, les yeux fixés sur Consuelo, prends la main de ta sœur, et conduis-la par les souterrains au lieu du rendez-vous général.
— Et vous, mon frère, dit Consuelo éperdue , ne voulez-vous pas m'accompagner aussi ?
— Cela m'est impossible. Tu ne peux avoir qu'un guide, et celui que je te désigne est le seul qu'il me soit permis de te donner.
— J'aurai du courage, répondit Consuelo en s'enveloppant de son manteau ; j'irai seule.
— Tu refuses le bras d'un frère et d'un ami?
—Je ne refuse ni sa sympathie ni son intérêt; mais j'irai seule.
— Va donc, noble fille, et ne crains rien. Celle qui est descendue seule dans la Citerne des Pleurs, à Riesenburg, celle qui a bravé tant de périls pour trouver la grotte cachée du Schreckenstein, saura facilement traverser les entrailles de notre pyramide. Va donc, comme les jeunes héros de l'antiquité, chercher l'initiation à travers les épreuves des mystères sacrés. Frères, présentez-lui la coupe, cette relique précieuse qu'un descendant de Ziska a apportée parmi nous, et dans laquelle nous consacrons l'auguste sacrement de la communion fraternelle. »
Liverani alla prendre sur l'autel un calice de bois grossièrement travaillé, et, l'ayant rempli, il le présenta à Consuelo avec un pain.
« Ma sœur, reprit Marcus, ce n'est pas seulement un vin doux et généreux et un pain de pur froment que nous t'offrons pour réparer tes forces physiques, c'est le corps et le sang de l'homme divin, tel qu'il l'entendait lui-même, c'est-à-dire le signe à la fois céleste et matériel de l'égalité fraternelle. Nos pères, les martyrs de l'Église taborite, pensaient que l'intervention des prêtres impies et sacrilèges ne valait pas, pour la consécration du sacrement auguste, les mains pures d'une femme ou d'un enfant. Communie donc avec nous ici, en attendant que tu t'asseyes au banquet du temple, où le grand mystère de la cène te sera révélé plus explicitement. Prends cette coupe, et bois la première. Si tu portes de la foi dans cet acte, quelques gouttes de ce breuvage seront pour ton corps un fortifiant souverain, et ton âme fervente emportera tout ton être sur des ailes de flamme. »
Consuelo, ayant bu la première, tendit la coupe à Liverani qui la lui avait présentée; et quand celui-ci eut bu à son tour, il la fit passer à tous les frères. Marcus, en ayant épuisé les dernières gouttes, bénit Consuelo et engagea l'assemblée à se recueillir et à prier pour elle ; puis il présenta à la néophyte une petite lampe d'argent, et l'aida à mettre les pieds sur les premiers barreaux de l'échelle.
« Je n'ai pas besoin ne vous dire, ajouta-t-il, qu'aucun danger ne menace vos jours ; mais craignez pour votre âme; craignez de ne jamais arriver à la porte du temple, si vous avez le malheur de regarder une seule fois derrière vous en marchant. Vous aurez plusieurs stations à faire en divers endroits; vous devrez alors examiner tout ce qui s'offrira à vos regards; mais dès qu'une porte s'ouvrira devant vous, franchissez-la, et ne vous retournez pas. C'est, vous le savez, la prescription rigide des antiques initiations. Vous devez aussi, d'après les rites anciens, conserver soigneusement la flamme de votre lampe, emblème de votre foi et de votre zèle. Allez, ma fille, et que cette pensée vous donne un courage surhumain ; ce que vous êtes condamnée à souffrir maintenant est nécessaire au développement de votre esprit et de votre cœur dans la vertu et dans la foi véritable. »
Consuelo descendit les échelons avec précaution, et dès qu'elle eut atteint le dernier, on retira l'échelle, et elle entendit la lourde dalle retomber avec bruit et fermer l'entrée du souterrain au-dessus de sa tête.
CHAPITRE XL
Dans les premiers instants, Consuelo, passant d'une salle où brillait l'éclat de cent flambeaux, dans un lieu qu'éclairait seule la lueur de sa petite lampe, ne distingua rien qu'un brouillard lumineux répandu autour d'elle, et que son regard ne pouvait percer. Mais peu à peu ses yeux s'accoutumèrent aux ténèbres, et comme elle ne vit rien d'effrayant entre elle et les parois d'une salle en tout semblable, pour l'étendue et la forme octogone, à celle dont elle sortait, elle se rassura au point d'aller examiner de près les étranges caractères qu'elle apercevait sur les murailles. C'était une seule et longue inscription disposée sur plusieurs lignes circulaires qui faisaient le tour de la salle, et que n'interrompait aucune ouverture. En faisant cette observation, Consuelo ne se demanda pas comment elle sortirait de ce cachot, mais quel pouvait avoir été l'usage d'une pareille construction. Des idées sinistres qu'elle repoussa d'abord lui vinrent à l'esprit ; mais bientôt ces idées furent confirmées par la lecture de l'inscription qu'elle lut en marchant lentement et en promenant sa lampe à la hauteur des caractères.
« Contemple la beauté de ces murailles assises sur le roc, épaisses de vingt-quatre pieds, et debout depuis mille ans, sans que ni les assauts de la guerre, ni l'action du temps, ni les efforts de l'ouvrier aient pu les entamer! Ce chef-d'œuvre de maçonnerie architecturale a été élevé par la main des esclaves, sans doute pour enfouir les trésors d'un maître magnifique? Oui! pour enfouir dans les entrailles du rocher, dans les profondeurs de la terre, des trésors de haine et de vengeance. Ici ont péri, ici ont souffert, ici ont pleuré, rugi et blasphémé vingt générations d'hommes, innocents pour la plupart, quelques-uns héroïques, tous victimes ou martyrs : des prisonniers de guerre, des serfs révoltés ou trop écrasés de taxes pour en payer de nouvelles, des novateurs religieux, des hérétiques sublimes, des infortunés, des vaincus, des fanatiques, des saints, des scélérats aussi, hommes dressés à la férocité des camps, à la loi de meurtre et de pillage, soumis à leur tour à d'horribles représailles. Voilà les catacombes de la féodalité, du despotisme militaire ou religieux. Voilà les demeures que des hommes puissants ont fait construire par des hommes asservis, pour étouffer les cris et cacher les cadavres de leurs frères vaincus et enchaînés. Ici point d'air pour respirer, pas un rayon de jour, pas une pierre pour reposer sa tète; seulement des anneaux de fer scellés au mur pour passer le bout de la chaîne des prisonniers, et les empêcher de choisir une place pour reposer sur le sol humide et glacé. Ici, de l'air, du jour et de la nourriture quand il plaisait aux gardes postés dans la salle supérieure d'entr'ouvrir un instant le caveau, et de jeter un morceau de pain à des centaines de malheureux entassés les uns sur les autres le lendemain d'une bataille, blessés ou meurtris pour la plupart; et, chose plus affreuse encore ! quelquefois à un seul, resté le dernier, et s'éteignant dans la souffrance etle désespoir au milieu des cadavres putréfiés de ses compagnons, quelquefois mangé des mêmes vers avant d'être mort tout à fait, et tombant en putréfaction lui-même avant que le sentiment de la vie et l'horreur de la réflexion fussent anéantis dans son cerveau. Voilà, néophyte ! la source des grandeurs humaines que tu as peut-être contemplées avec admiration et jalousie dans le monde des puissants ! des crânes décharnés, de» os humains brisés et desséchés, des larmes, des taches de sang, voilà ce que signifient les emblèmes de tes armoiries, si tes pères t'ont légué la tache du patriciat, voilà ce qu'il faudrait représenter sur les écussons des princes que tu as servis, ou que tu aspires à servir si tu es sorti de la plèbe. Oui, voilà le fondement des titres de noblesse, voilà la source des gloires et des richesses héréditaires de ce monde ; voilà comment s'est élevée et conservée une caste que les autres castes redoutent, flattent et caressent encore. Voilà, voilà ce que les hommes ont inventé pour s'élever de père en fils au-dessus des autres hommes! »
Après avoir lu cette inscription en faisant trois fois le tour de la geôle, Consuelo, navrée de douleur et d'effroi, posa sa lampe à terre, et se plia sur ses genoux pour se reposer. Un profond silence régnait dans ce lieu lugubre , et des réflexions épouvantables s'y éveillaient en foule. La vive imagination de Consuelo évoquait autour d'elle de sombres visions. Elle croyait voir des ombres livides et couvertes de plaies hideuses s'agiter autour des murailles, ou ramper sur la terre à ses côtés. Elle croyait entendre leurs gémissements lamentables, leur râle d'agonie, leurs faibles soupirs, le grincement de leurs chaînes. Elle ressuscitait dans sa pensée la vie du passé telle qu'elle devait être au moyen âge, telle qu'elle avait été encore naguère durant les guerres de religion. Elle croyait entendre au-dessus d'elle, dans la salle des gardes, le pas lourd et sinistre de ces hommes chaussés de fer, le retentissement de leurs piques sur le pavé, leurs rires grossiers, leurs chants d'orgie, leurs menaces et leurs jurons quand la plainte des victimes montait jusqu'à eux, et venait interrompre leur affreux sommeil; car ils avaient dormi, ces geôliers, ils avaient dû, ils avaient pu dormir sur cette geôle, sur cet abîme infect, d'où s'exhalaient les miasmes du tombeau et les rugissements de l'enfer. Pâle, les yeux fixes, et les cheveux dressés par l'épouvante , Consuelo ne voyait et n'entendait plus rien. Lorsqu'elle se rappella sa propre existence, et qu'elle se releva pour échapper au froid qui la gagnait , elle s'aperçut qu'une dalle du sol avait été déracinée et jetée en bas durant sa pénible extase, et qu'un chemin nouveau s'ouvrait devant elle. Elle en approcha , et vit un escalier étroit et rapide qu'elle descendit avec peine, et qui la conduisit dans une nouvelle cave, plus étroite et plus écrasée que la première. En touchant le sol, qui était doux et comme moelleux sous le pied, Consuelo baissa sa lampe pour regarder si elle ne s'enfonçait pas dans de la vase. Elle ne vit qu'une poussière grise, plus fine que le sable le plus fin, et présentant çà et là pour accidents, en guise de cailloux, une côte rompue, une tête de fémur, un débris de crâne, une mâchoire encore garnie de dents blanches et solides , témoignage de la jeunesse et de la force brusquement brisées par une mort violente. Quelques squelettes presque entiers avaient été retirés de cette poussière, et dressés contre les murs. Il y en avait un parfaitement conservé , debout et enchaîné par le milieu du corps, comme s'il eût été condamné à périr là sans pouvoir se coucher. Son corps, au lieu de se courber et de tomber en avant, plié et disloqué, s'était roidi, ankylosé , et rejeté en arrière , dans une attitude de fierté superbe et d'implacable dédain. Les ligaments de sa charpente et de ses membres s'étaient ossifiés. Sa tête, renversée, semblait regarder la voûte, et ses dents, serrées par une dernière contraction des mâchoires , paraissaient rire d'un rire terrible, ou d'un élan de fanatisme sublime. Au-dessus de lui, son nom et son histoire étaient écrits en gros caractères rouges sur la muraille. C'était un obscur martyr de la persécution religieuse, et la dernière des victimes immolées dans ce lieu. A ses pieds était agenouillé un squelette dont la tête, détachée des vertèbres, gisait sur le pavé, mais dont les bras roidis tenaient encore embrassés les genoux du martyr : c'était sa femme. L'inscription portait, entre autres détails :
« N*** a péri ici avec sa femme, ses trois frères et ses deux enfants, pour n'avoir pas voulu abjurer la foi de Luther, et pour avoir persisté, jusque dans les tortures, à nier l'infaillibilité du pape. Il est mort debout et desséché, pétrifié en quelque sorte, et sans pouvoir regarder à ses pieds sa famille agonisante sur la cendre de ses amis et de ses pères. »
En face de cette inscription, on lisait celle-ci :
« Néophyte, le sol friable que tu foules est épais de vingt pieds. Ce n'est ni du sable, ni de la terre, c'est de la poussière humaine. Ce lieu était l'ossuaire du château. C'est ici qu'on jetait ceux qui avaient expiré dans la geôle placée au-dessus, quand il n'y avait plus de place pour les nouveaux venus. C'est la cendre de vingt générations de victimes. Heureux et rares les patriciens qui peuvent compter parmi leurs ancêtres vingt générations d'assassins et de bourreaux ! »
Consuelo fut moins épouvantée de l'aspect de ces objets funèbres qu'elle ne l'avait été dans la geôle par tes suggestions de son propre esprit. Il y a quelque chose de trop grave et de trop solennel dans l'aspect de la mort même, pour que les faiblesses de la peur et les déchirements de la pitié puissent obscurcir l'enthousiasme ou la sérénité des âmes fortes et croyantes. En présence de ces reliques, la noble adepte de la religion d'Albert sentit plus de respect et de charité que d'effroi ou de consternation. Elle se mit à genoux devant la dépouille du martyr, et, sentant revenir ses forces morales, elle s'écria en baisant cette main décharnée :
« Oh ! ce n'est pas l'auguste spectacle d'une glorieuse destruction qui peut faire horreur ou pitié! c'est plutôt l'idée de la vie en lutte avec les tourments de l'agonie. C'est la pensée de ce qui a dû se passer dans ces âmes désolées, qui remplit d'amertume et de terreur la pensée des vivants! Mais toi, malheureuse victime, morte debout, et la tête tournée vers le ciel, tu n'es point à plaindre, car tu n'as point faibli, et ton âme s'est exhalée dans un transport de ferveur qui me remplit de vénération. »
Consuelo se leva lentement et détacha avec une sorte de calme son voile de mariée qui s'était accroché aux ossements de la femme agenouillée à ses côtés. Une porte étroite et basse venait de s'ouvrir devant elle. Elle reprit sa lampe, et, soigneuse de ne pas se retourner, elle rentra dans un couloir étroit et sombre qui descendait en pente rapide. A sa droite et à sa gauche elle vit l'entrée de geôles étouffées sous la masse d'une architecture vraiment sépulcrale. Ces cachots étaient trop bas pour qu'on pût s'y tenir debout, et à peine assez longs pour qu'on pût s'y tenir couché. Ils semblaient l'œuvre des cyclopes, tant ils étaient fortement construits et ménagés avec art dans les massifs de la maçonnerie, comme pour servir de loges à quelques animaux farouches et dangereux. Mais Consuelo ne pouvait s'y tromper : elle avait vu les arènes de Vérone ; elle savait que les tigres et les ours réservés jadis aux amusements du cirque, aux combats de gladiateurs, étaient mieux logés mille fois. D'ailleurs , elle lisait sur les portes en fer que ces cachots inexpugnables avaient été réservés aux princes vaincus, aux vaillants capitaines, aux prisonniers les plus importants et les plus redoutables par leur rang, leur intelligence ou leur énergie. Des précautions si formidables contre leur évasion témoignaient de l'amour ou du respect qu'ils avaient inspiré à leurs partisans. Voilà où était venu s'éteindre le rugissement de ces lions qui avaient fait tressaillir le monde à leur appel. Leur puissance et leur volonté s'étaient brisées contre un angle de mur; leur poitrine herculéenne s'était desséchée à chercher l'aspiration d'un peu d'air, auprès d'une fente imperceptible taillée en biseau dans vingt-quatre pieds de moellons. Leur regard d'aigle s'était usé à guetter une faible lueur dans d'éternelles ténèbres. C'est là qu'on enterrait vivants les hommes qu'on n'osait pas tuer au jour. Des têtes illustres, des cœurs magnanimes avaient expié là l'exercice, et sans doute aussi l'abus de la force.
Après avoir erré quelque temps dans ces galeries obscures et humides qui s'enfonçaient sous le roc, Consuelo entendit un bruit d'eau courante qui lui rappela le redoutable torrent souterrain de Riesenburg ; mais elle était trop préoccupée des malheurs et des crimes de l'humanité pour songer longtemps à elle-même. Elle fut forcée de s'arrêter un peu pour faire le tour d'un puisard à fleur de terre qu'une torche éclairait. Au-dessous de la torche elle lut sur un poteau ce peu de mots, qui n'avaient pas besoin de commentaires :
« C'est là qu'on les noyait! »
Consuelo se pencha pour regarder l'intérieur du puits. L'eau du ruisseau sur lequel elle avait navigué si paisiblement il n'y avait qu'une heure , s'engouffrait là dans une profondeur effrayante, et tournoyait en rugissant, comme avide de saisir et d'entraîner une victime. La lueur rouge de la torche de résine donnait à cette onde sinistre la couleur du sang.
Enfin Consuelo arriva devant une porte massive qu'elle essaya vainement d'ébranler. Elle se demanda si, comme dans les initiations des pyramides d'Égypte, elle allait être enlevée dans les airs par des chaînes invisibles, tandis qu'un gouffre s'ouvrirait sous ses pieds et qu'un vent subit et violent éteindrait sa lampe. Une autre frayeur l'agitait plus sérieusement; depuis qu'elle marchait dans la galerie, elle s'était aperçue qu'elle n'était pas seule; quelqu'un marchait sur ses pas avec tant de légèreté, qu'elle n'entendait pas le moindre bruit; mais elle croyait avoir senti le frôlement d'un vêtement auprès du sien, et lorsqu'elle avait dépassé le puits, la lueur de la torche, en se trouvant derrière elle, avait envoyé aux parois du mur qu'elle suivait, deux ombres vacillantes au lieu d'une seule.
Quel était donc ce redoutable compagnon qu'il lui était défendu de regarder, sous peine de perdre le fruit de tous ses travaux, et de ne jamais franchir le seuil du temple? Était-ce quelque spectre effrayant dont la laideur eût glacé son courage et troublé sa raison? Elle ne voyait plus son ombre, mais elle s'imaginait entendre le bruit de sa respiration tout près d'elle; et cetle porte fatale qui ne voulait pas s'ouvrir! Les deux ou trois minutes qui s'écoulèrent dans cette attente lui parurent un siècle. Ce muet acolyte lui faisait peur; elle craignait qu'il ne voulût l'éprouver en lui parlant, en la forçant par quelque ruse à le regarder. Son cœur battait avec violence, enfin elle vit qu'il lui restait une inscription à lire au-dessus de la porte.
« C'est ici que t'attend la dernière épreuve, et c'est la plus cruelle. Si ton courage est épuisé, frappe deux coups au battant gauche de cette porte ; sinon, frappes-en trois au battant de droite. Songe que la gloire de ton initiation sera proportionnée à tes efforts. »
Consuelo n'hésita pas et frappa les trois coups à droite. Le battant de la porte s'ouvrit comme de lui-même , et elle pénétra dans une vaste salle éclairée de nombreux flambeaux. Il n'y avait personne, et d'abord elle ne comprit rien aux objets bizarres rangés et alignés symétriquement autour d'elle. C'étaient des machines de bois, de fer et de bronze dont l'usage lui était inconnu, des armes étranges, étalées sur des tables ou pendues à la muraille. Un instant elle se crut dans un musée d'artillerie; car il y avait en effet des mousquets, des canons, des couleuvrines, et tout un attirail de machines de guerre servant de premier plan aux autres instruments. On s'était plu à réunir là tous les moyens de destruction inventés par les hommes pour s'immoler entre eux. Mais lorsque la néophyte eut fait quelques pas en avant à travers cet arsenal, elle vit d'autres objets d'une barbarie plus raffinée, des chevalets, des roues, des scies, des cuves de fonte, des poulies, des crocs, tout un musée d'instruments de torture; et sur un grand écriteau dressé au milieu et surmontant un trophée formé de masses de tenailles, de ciseaux, de limes, de haches dentelées, et de tous les abominables outils du tourmenteur, on lisait :
« Ils sont tous fort précieux, tous authentiques; ils ont tous servi. »
Alors Consuelo sentit défaillir tout son être. Une sueur froide détrempait les tresses de ses cheveux.. Son cœur ne battait plus. Incapable de se soustraire à l'horreur de ce spectacle et des visions sanglantes qui l'assaillaient en foule, elle examinait ce qui était devant elle avec cette curiosité stupide et funeste qui s'empare de nous dans l'excès de l'épouvante. Au lieu de fermer les yeux, elle contemplait une sorte de cloche de bronze qui avait une têle monstrueuse et un casque rond posés sur un gros corps informe, sans jambes et tronqué à la hauteur des genoux. Cela ressemblait à une statue colossale, d'un travail grossier, destinée h orner un tombeau. Peu à peu Consuelo, sortant de sa torpeur, comprit, par une intuition involontaire, qu'on mettait le patient accroupi sous cette cloche. Le poids en était si terrible, qu'il ne pouvait, par aucun effort humain, la soulever. La dimension intérieure était si juste, qu'il ne pouvait y faire un mouvement. Cependant ce n'était pas avec le dessein de l'étouffer qu'on le mettait là, car la visière du casque rabattue à l'endroit du visage, et tout le pourtour de la tête étaient percés de petits trous dans quelques-uns desquels étaient encore plantés des stylets effilés. A l'aide de ces cruelles piqûres on tourmentait la victime pour lui arracher l'aveu de son crime réel ou imaginaire, la délation contre ses parents ou ses amis, la confession de sa foi politique ou religieuse. Sur le sommet du casque, on lisait, en caractères incisés dans le métal, ces mots en langue espagnole :
Vive la sainte Inquisition !
Et au-dessous, une prière qui semblait dictée par une compassion féroce, mais qui était peut-être sortie du cœur et de la main du pauvre ouvrier condamné à fabriquer cette infâme machine :
Sainte mère de Dieu, priez pour le pauvre pêcheur l
Une touffe de cheveux, arrachée dans les tourments, et sans doute collée par le sang, était restée au-dessous de cette prière comme un stigmate effrayant et indélébile. Elle sortait par un des trous qu'avait élargi le stylet. C'étaient des cheveux blancs !
Tout à coup, Consuelo ne vit plus rien et cessa de souffrir. Sans être avertie par aucun sentiment de douleur physique, car son âme et son corps n'existaient plus que dans le corps et l'âme de l'humanité violentée et mutilée, elle tomba droite et roide sur le pavé, comme une statue qui se détacherait de son piédestal; mais au moment où sa tête allait frapper le bronze de l'infernale machine, elle fut reçue dans les bras d'un homme qu'elle ne vit pas.C'était Liverani.
(NDLR : les chapitres suivants de ce roman décrivent le déroulement complet de l'initiation de Consuelo)
(NDLR : les chapitres suivants de ce roman décrivent le déroulement complet de l'initiation de Consuelo)