PIERRE BRUTE ET PIERRE TAILLÉE
René Guénon
Publié dans les Études Traditionnelles, septembre 1949.
Nous avons lu récemment, dans un article où il était question des autels qui, chez les anciens Hébreux, devaient être formés exclusivement de pierres brutes, cette phrase plutôt stupéfiante : « Le symbolisme de la pierre brute a été altéré par la Franc-Maçonnerie, qui l’a transposé du domaine sacré au niveau profane ; un symbole, primitivement destiné à exprimer les rapports surnaturels de l’âme avec le Dieu “vivant” et “personnel”, y exprime désormais des réalités d’ordre alchimique, moralisant, social et occultiste. ». L’auteur de ces lignes, d’après tout ce que nous savons de lui, est de ceux chez qui le parti pris peut assez facilement aller jusqu’à la mauvaise foi ; qu’une organisation initiatique ait fait descendre un symbole « au niveau profane », c’est là une chose tellement absurde et contradictoire que nous ne croyons pas que personne puisse la soutenir sérieusement ; et, d’autre part, l’insistance sur les mots « vivant » et « personnel » montre évidemment une intention bien arrêtée de prétendre limiter le « domaine sacré » au seul point de vue de l’exotérisme religieux ! Qu’actuellement la grande majorité des Maçons ne comprennent plus le véritable sens de leurs symboles, pas plus que la plupart des Chrétiens ne comprennent celui des leurs, c’est là une tout autre question ; en quoi la Maçonnerie peut-elle, plus que l’Église, être rendue responsable d’un état de fait qui n’est dû qu’aux conditions même du monde moderne, à l’égard duquel l’une et l’autre sont pareillement « anachroniques » par leur caractère traditionnel ? La tendance « moralisante », qui n’est en effet que trop réelle depuis le XVIIIe siècle, était en somme une conséquence à peu près inévitable, si l’on tient compte de la mentalité générale, de la dégénérescence « spéculative » sur laquelle nous avons si souvent insisté ; on peut en dire autant de l’importance excessive attribuée au point de vue social, et du reste, sous ce rapport, les Maçons sont fort loin de constituer une exception à notre époque : qu’on veuille bien examiner impartialement ce qui s’enseigne aujourd’hui au nom de l’Église, et qu’on nous dise s’il est possible d’y trouver beaucoup autre chose que de simples considérations morales et sociales ! Pour en finir avec ces remarques, il est à peine besoin de souligner l’impropriété, probablement voulue, du mot « occultiste », car la Maçonnerie n’a certes rien à voir avec l’occultisme, auquel elle est fort antérieure, même sous sa forme « spéculative » ; pour ce qui est du symbolisme alchimique, ou plus exactement hermétique, il n’a assurément rien de profane, et il se rapporte, comme nous l’avons expliqué ailleurs, au domaine des « petits mystères », qui est précisément le domaine propre des initiations de métier en général et de la Maçonnerie en particulier.
Ce n’est pas simplement pour faire cette mise au point, si nécessaire qu’elle soit d’ailleurs, que nous avons cité la phrase ci-dessus, mais surtout parce qu’elle nous a paru susceptible de fournir l’occasion d’apporter quelques précisions utiles sur le symbolisme de la pierre brute et de la pierre taillée. Ce qui est vrai, c’est que, dans la Maçonnerie, la pierre brute a un autre sens que dans les cas des autels hébraïques, auquel il faut joindre ici celui des monuments mégalithiques ; mais, s’il en est ainsi, c’est que ce sens ne se réfère pas au même type de tradition. Cela est facile à comprendre pour tous ceux qui ont connaissance des considérations que nous avons exposées sur les différences essentielles qui existent, d’une façon tout à fait générale, entre les traditions des peuples nomades et celles des peuples sédentaires* ; et d’ailleurs, quand Israël passa du premier de ces états au second, l’interdiction d’élever des édifices en pierres taillées disparut, parce qu’elle n’avait plus de raison d’être pour lui, témoin la construction du Temple de Salomon, qui assurément ne fut pas une entreprise profane, et à laquelle se rattache, symboliquement tout au moins, l’origine même de la Maçonnerie. Peu importe à cet égard que les autels aient dû alors continuer à être faits de pierres brutes, car c’est là un cas très particulier, pour lequel le symbolisme primitif pouvait être conservé sans aucun inconvénient, tandis qu’il est trop évidemment impossible de bâtir le plus modeste édifice avec de telles pierres. Qu’en outre « rien de métallique ne puisse se trouver » dans les autels, comme le signale aussi l’auteur de l’article en question, cela se rapporte encore à un autre ordre d’idées, que nous avons également expliqué, et qui se retrouve d’ailleurs dans la Maçonnerie elle-même avec le symbole du « dépouillement des métaux ».
Maintenant, il n’est pas douteux que, en vertu des lois cycliques, des peuples « préhistoriques » tels que ceux qui élevèrent les monuments mégalithiques, quels qu’ils aient pu être, étaient nécessairement dans un état plus proche du principe que ceux qui vinrent après eux, mais aussi que cet état ne pouvait pas se perpétuer indéfiniment, et que les changements survenant dans les conditions de l’humanité aux différentes époques de son histoire devaient exiger des adaptations successives de la tradition, ce qui a même pu arriver au cours de l’existence d’un même peuple et sans qu’il y ait eu dans celle-ci aucune solution de continuité, comme le montre l’exemple que nous venons de citer en ce qui concerne les Hébreux. D’autre part, il est bien certain aussi, et nous l’avons dit ailleurs, que, chez les peuples sédentaires, la substitution des constructions en pierre aux constructions en bois correspond à un degré plus accentué de « solidification », en conformité avec les étapes de la « descente » cyclique ; mais, dès lors qu’un tel mode de construction était rendu nécessaire par les nouvelles conditions du milieu, il fallait, dans une civilisation traditionnelle, que, par des rites et des symboles appropriés, il reçût de la tradition elle-même la consécration qui était seule susceptible de le légitimer, et par suite de l’intégrer à cette civilisation, et c’est précisément pourquoi nous avons parlé à cet égard d’une adaptation. Une telle légitimation impliquait celle de tous les métiers, à commencer par la taille des pierres qui étaient requises pour cette construction, et elle ne pouvait être vraiment effective qu’à la condition que l’exercice de chacun de ces métiers fût rattaché à une initiation correspondante, puisque, conformément à la conception traditionnelle, il devait représenter l’application régulière des principes dans son ordre contingent. Il en fut ainsi partout et toujours, sauf naturellement dans le monde occidental moderne dont la civilisation a perdu tout caractère traditionnel, et cela n’est pas vrai seulement pour les métiers de la construction que nous envisageons plus spécialement ici, mais également pour tous les autres dont la constitution fut de même rendue nécessaire par certaines circonstances de temps ou de lieu ; et il importe de remarquer que cette légitimation, avec tout ce qu’elle comporte, fut toujours possible dans tous les cas, sauf pour les seuls métiers purement mécaniques qui ne prirent naissance qu’à l’époque moderne. Or, pour les tailleurs de pierre et pour les constructeurs qui employaient les produits de leur travail, la pierre brute pouvait-elle représenter autre chose que la « matière première » indifférenciée, ou le « chaos » avec toutes ses correspondances tant microcosmiques que macrocosmiques, tandis que la pierre complètement taillée sur toutes ses faces représente au contraire l’achèvement ou la perfection de l’« oeuvre » ? Là est toute l’explication de la différence qui existe entre la signification symbolique de la pierre brute dans des cas comme ceux des monuments mégalithiques et des autels primitifs, et celle de cette même pierre brute dans la Maçonnerie. Nous ajouterons, sans pouvoir y insister davantage ici, que cette différence correspond à un double aspect de la materia prima, suivant que celle-ci est envisagée comme la « Vierge universelle » ou comme le « chaos » qui est à l’origine de toute manifestation ; dans la tradition hindoue également, Prakriti, en même temps qu’elle est la pure potentialité qui est littéralement au-dessous de toute existence, est aussi un aspect de la Shakti, c’est-à-dire de la « Mère divine » ; et il est bien entendu que ces deux points de vue ne sont nullement exclusifs l’un de l’autre, ce qui justifie d’ailleurs la coexistence des autels en pierres brutes avec les édifices en pierres taillées. Ces quelques considérations montreront encore que, pour l’interprétation des symboles comme en toute autre chose, il faut toujours savoir tout situer à sa place exacte, faute de quoi l’on risque fort de tomber dans les plus grossières erreurs.
NOTE
* [Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXI et XXII.]