QUELQUES ASPECTS DU SYMBOLISME DE JANUS
René Guénon
Publié dans le Voile d’Isis, juillet 1929.
Nous avons fait à diverses reprises, dans nos ouvrages, des allusions au symbolisme de Janus ; pour développer complètement ce symbolisme, à significations complexes et multiples, et pour signaler tous ses liens avec un grand nombre de figurations analogues qui se rencontrent dans d’autres traditions, il faudrait tout un volume. En attendant, il nous a paru intéressant de réunir quelques données concernant certains aspects du symbolisme en question, et de reprendre notamment, plus complètement que nous n’avions pu le faire jusqu’ici, les considérations qui expliquent le rapprochement établi parfois entre Janus et le Christ, d’une façon qui peut sembler étrange à première vue, mais qui n’en est pas moins parfaitement justifiée.
En effet, un curieux document représentant expressément le Christ sous les traits de Janus a été publié, il y a quelques années, par M. Charbonneau-Lassay dans Regnabit (1), et nous l’avons nous-même commenté ensuite dans la même revue (2) (fig. 11.) C’est un cartouche peint sur une page détachée d’un livre manuscrit d’église, datant du XVe siècle et trouvée à Luchon, et terminant le feuillet du mois de janvier sur le calendrier liminaire de ce livre. Au sommet du médaillon intérieur figure le monogramme IHS surmonté d’un coeur ; le reste de ce médaillon est occupé par un buste de Janus Bifrons, avec un visage masculin et un visage féminin, ainsi que cela se voit assez fréquemment ; il porte une couronne sur la tête, et tient d’une main un sceptre et de l’autre une clef.
« Sur les monuments romains, écrivait M. Charbonneau-Lassay en reproduisant ce document, Janus se montre, comme sur le cartouche de Luchon, la couronne en tête et le sceptre en la main droite, parce qu’il est roi ; il tient de l’autre main une clef qui ouvre et ferme les époques ; c’est pourquoi, par extension d’idée, les Romains lui consacraient les portes des maisons et des villes… Le Christ aussi, comme le Janus antique, porte le sceptre royal auquel il a droit de par son Père du Ciel et de par ses ancêtres d’ici-bas ; et son autre main tient la clef des secrets éternels, la clef teinte de son sang qui ouvrit à l’humanité perdue la porte de la vie. C’est pourquoi, dans la quatrième des grandes antiennes d’avant Noël, la liturgie sacrée l’acclame ainsi : "O Clavis David, et Sceptrum domus Israel !... Vous êtes, ô Christ attendu, la Clef de David et le Sceptre de la maison d’Israël. Vous ouvrez, et personne ne peut fermer, et quand vous fermez, nul ne saurait plus ouvrir (3)…" »
L’interprétation la plus habituelle des deux visages de Janus est celle qui les considère comme représentant respectivement le passé et l’avenir ; cette interprétation, tout en étant très incomplète, n’en est pas moins exacte à un certain point de vue. C’est pourquoi, dans un assez grand nombre de figurations, les deux visages sont ceux d’un homme âgé et d’un homme jeune ; tel n’est d’ailleurs pas le cas dans l’emblème de Luchon, dont un examen attentif ne permet pas de douter qu’il s’agit du Janus androgyne, ou Janus-Jana (4) ; et il est à peine besoin de faire remarquer le rapport étroit de cette forme de Janus avec certains symboles hermétiques tels que le Rebis (5).
Au point de vue où le symbolisme de Janus est rapporté au temps, il y a lieu de faire une remarque très importante : entre le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore, le véritable visage de Janus, celui qui regarde le présent, n’est, dit-on, ni l’un ni l’autre de ceux que l’on peut voir. Ce troisième visage, en effet, est invisible parce que le présent, dans la manifestation temporelle, n’est qu’un instant insaisissable (6) ; mais, lorsqu’on s’élève au-dessus des conditions de cette manifestation transitoire et contingente, le présent contient au contraire toute réalité. Le troisième visage de Janus correspond, dans un autre symbolisme, celui de la tradition hindoue, à l’oeil frontal de Shiva, invisible aussi, puisqu’il n’est représenté par aucun organe corporel, et qui figure le « sens de l’éternité ». Il est dit qu’un regard de ce troisième oeil réduit tout en cendres, c’est-à-dire qu’il détruit toute manifestation ; mais, lorsque la succession est transmuée en simultanéité, toutes choses demeurent dans l’« éternel présent », de sorte que la destruction apparente n’est véritablement qu’une « transformation », au sens le plus rigoureusement étymologique de ce mot.
Par ces quelques considérations, il est facile de comprendre déjà que Janus représente vraiment Celui qui est, non seulement le « Maître du triple temps » (désignation qui est également appliquée à Shiva dans la doctrine hindoue) (7), mais aussi, et avant tout, le « Seigneur de l’Éternité ». Le Christ, écrivait encore à ce propos M. Charbonneau-Lassay, domine le passé et l’avenir ; coéternel avec son Père, il est comme lui l’« Ancien des Jours » : « au commencement était le Verbe », dit saint Jean. Il est aussi le père et le maître des siècles à venir : Jesu pater futuri sæculi, répète chaque jour l’Église romaine, et Lui-même s’est proclamé le commencement et l’aboutissement de tout : « Je suis l’alpha et l’oméga, le principe et la fin ». « C’est le "Seigneur de l’Éternité". » Il est bien évident, en effet, que le « Maître des temps » ne peut être lui-même soumis au temps, qui a en lui son principe, de même que, suivant l’enseignement d’Aristote, le premier moteur de toutes choses, ou le principe du mouvement universel, est nécessairement immobile. C’est bien le Verbe éternel que les textes bibliques désignent souvent comme l’« Ancien des Jours », le Père des âges ou des cycles d’existence (c’est là le sens propre et primitif du mot latin sæculum, aussi bien que du grec aiôn et de l’hébreu ôlam qu’il sert à traduire) ; et il convient de noter que la tradition hindoue lui donne aussi le titre de Purâna-Purusha, dont la signification est strictement équivalente.
Revenons maintenant à la figuration que nous avons prise comme point de départ de ces remarques : on y voit, disions-nous, le sceptre et la clef dans les mains de Janus : de même que la couronne (qui peut cependant être regardée aussi comme un symbole de puissance et d’élévation au sens le plus général, dans l’ordre spirituel aussi bien que dans l’ordre temporel, et qui, ici, nous semble plutôt avoir cette acception), le sceptre est l’emblème du pouvoir royal, et la clef, de son côté, est alors plus spécialement celui du pouvoir sacerdotal. Il faut remarquer que le sceptre est à gauche de la figure, du côté du visage masculin, et la clef à droite, du côté du visage féminin ; or, suivant le symbolisme employé par la Kabbale hébraïque, à la droite et à la gauche correspondent respectivement deux attributs divins : la Miséricorde (Hesed) et la Justice (Din) (8), qui conviennent aussi manifestement au Christ, et plus spécialement lorsqu’on l’envisage dans son rôle de Juge des vivants et des morts. Les Arabes, faisant une distinction analogue dans les attributs divins et dans les noms qui y correspondent, disent « Beauté » (Djemâl) et « Majesté » (Djelâl) ; et l’on pourrait comprendre encore, avec ces dernières désignations, que ces deux aspects aient été représentés par un visage féminin et un visage masculin (9). En somme, la clef et le sceptre, se substituant ici à l’ensemble de deux clefs qui est peut-être un emblème plus habituel de Janus, ne font que rendre plus clair encore un des sens de cet emblème, qui est celui d’un double pouvoir procédant d’un principe unique : pouvoir sacerdotal et pouvoir royal, réunis, selon la tradition judéo-chrétienne, dans la personne de Melchissédec, qui est, comme le dit saint Paul, « fait semblable au Fils de Dieu (10) ».
Nous venons de dire que Janus, le plus fréquemment, porte deux clefs ; ces clefs sont celles des deux portes solsticiales Janua Coeli et Janua Inferni, correspondant respectivement au solstice d’hiver et au solstice d’été, c’est-à-dire aux deux points extrêmes de la course du soleil dans le cycle annuel, car Janus, en tant que « Maître des temps », est le Janitor qui ouvre et ferme ce cycle. D’autre part, il était aussi le dieu de l’initiation aux mystères : initiatio dérive de in-ire, « entrer ». (ce qui se rattache également au symbolisme de la « porte »), et, suivant Cicéron, le nom de Janus a la même racine que le verbe ire, « aller » ; cette racine i se trouve d’ailleurs en sanscrit avec le même sens qu’en latin, et, dans cette langue, elle a parmi ses dérivés le mot yâna, « voie », dont la forme se rapproche singulièrement du nom même de Janus. « Je suis la Voie », a dit le Christ (11) ; faut-il voir là la possibilité d’un autre rapprochement ? Ce que nous dirons tout à l’heure semble être de nature à la justifier ; et on aurait le plus grand tort, lorsqu’il s’agit de symbolisme, de ne pas prendre en considération certaines similitudes verbales, dont les raisons sont souvent très profondes, bien qu’elles échappent malheureusement aux philologues modernes, qui ignorent tout ce qui peut légitimement porter le nom de « science sacrée ».
Quoi qu’il en soit, en tant que Janus était considéré comme le dieu de l’initiation, ses deux clefs, l’une d’or et l’autre d’argent, étaient celles des « grands mystères » et des « petits mystères » ; pour employer un autre langage équivalent, la clef d’argent est celle du « Paradis terrestre », et la clef d’or est celle du « Paradis céleste ». Ces mêmes clefs étaient un des attributs du souverain pontificat, auquel la fonction d’« hiérophante » était essentiellement attachée ; comme la barque, qui était aussi un symbole de Janus (12), elles sont demeurées parmi les principaux emblèmes de la papauté ; et les paroles évangéliques relatives au « pouvoir des clefs » sont en parfait accord avec les traditions antiques, toutes issues de la grande tradition primordiale. D’autre part, il y a un rapport assez direct entre le sens que nous venons d’indiquer et celui suivant lequel la clef d’or représente le pouvoir spirituel et la clef d’argent le pouvoir temporel (cette dernière étant parfois remplacée alors par le sceptre comme nous l’avons vu) (13) : Dante, en effet, assigne pour fonctions à l’Empereur et au Pape de conduire l’humanité respectivement au « Paradis terrestre » et au « Paradis céleste » (14).
En outre, en vertu d’un certain symbolisme astronomique qui semble avoir été commun à tous les peuples anciens, il y a aussi des liens fort étroits entre les deux sens suivant lesquels les clefs de Janus étaient, soit celles des deux portes solsticiales, soit celles des « grands mystères » et des « petits mystères » (15). Ce symbolisme auquel nous faisons allusion est celui du cycle zodiacal, et ce n’est pas sans raison que celui-ci, avec ses deux moitiés ascendante et descendante qui ont leurs points de départ respectifs aux deux solstices d’hiver et d’été, se trouve figuré au portail de tant d’églises du moyen-âge (16). On voit apparaître ici une autre signification des deux visages de Janus : il est le « Maître des deux voies » auxquelles donnent accès les deux portes solsticiales, ces deux voies de droite et de gauche (car on retrouve là cet autre symbolisme que nous signalions plus haut) que les pythagoriciens représentaient par la lettre Y (17), et que figurait aussi, sous une forme exotérique, le mythe d’Hercule entre la vertu et le vice. Ce sont ces deux mêmes voies que la tradition hindoue, de son côté, désigne comme la « voie des dieux » (dêva-yâna) et la « voie des ancêtres » (pitri-yâna) ; et Ganêsha, dont le symbolisme a de nombreux points de contact avec celui de Janus, est également le « Maître des deux voies », par une conséquence immédiate de son caractère de « Seigneur de la Connaissance », ce qui nous ramène à l’idée de l’initiation aux mystères. Enfin, ces deux voies sont aussi en un sens, comme les portes par lesquelles on y accède, celle des cieux et celle des enfers (18) ; et l’on remarquera que les deux côtés auxquels elles correspondent, la droite et la gauche, sont ceux où se répartissent les élus et les damnés dans les représentations du Jugement dernier, qui, elles aussi, par une coïncidence bien significative, se rencontrent si fréquemment au portail des églises, et non en une autre partie quelconque de l’édifice (19). Ces représentations, de même que celles du Zodiaque, expriment, pensons-nous, quelque chose de tout à fait fondamental dans la conception des constructeurs de cathédrales, qui se proposaient de donner à leurs oeuvres un caractère « pantaculaire », au vrai sens de ce mot (20), c’est-à-dire d’en faire comme une sorte d’abrégé synthétique de l’Univers (21).
NOTES
(1) Un ancien emblème du mois de janvier, dans Regnabit, mai 1925.
(2) À propos de quelques symboles hermético-religieux, dans Regnabit, décembre 1925
(3) Bréviaire romain, office du 20 décembre.
(4) Le nom de Diana, la déesse lunaire, n’est qu’une autre forme de Jana, l’aspect féminin de Janus.
(5) La seule différence est que ces symboles sont généralement Sol-Luna, sous des formes diverses, tandis qu’il semble que Janus-Jana soit plutôt Lunus-Luna, sa tête étant souvent surmontée du croissant.
(6) C’est aussi pour cette raison que certaines langues, comme l’hébreu et l’arabe, n’ont pas de forme verbale correspondant au présent.
(7) Le trident « trishûla », attribut de Shiva, est le symbole du triple temps (trikâla).
(8) Dans le symbole de l’arbre séphirothique, qui représente l’ensemble des attributs divins, les deux « colonnes » latérales sont respectivement celles de la Miséricorde et de la Justice ; au sommet de la « colonne du milieu », et dominant ces deux « colonnes », latérales est la « Couronne » (Kether) ; la position analogue de la couronne de Janus dans notre figuration, par rapport à la clef et au sceptre, nous paraît donner lieu à un rapprochement justifiant ce que nous venons de dire quant à sa signification : ce serait le pouvoir principal, unique et total, dont procèdent les deux aspects désignés par les deux autres emblèmes.
(9) Dans Le Roi du Monde, nous avons expliqué plus complètement le symbolisme de la droite et de la gauche, de la « main de justice » et de la « main bénissante », qui est également indiqué chez plusieurs Pères de l’Église, et notamment chez saint Augustin.
(10) Épître aux Hébreux, VII, 3.
(11) Dans la tradition extrême-orientale, le mot Tao, dont le sens littéral est aussi « Voie », sert de désignation au Principe suprême ; et le caractère idéographique qui le représente est formé des signes de la tête et des pieds, équivalant à l’alpha et à l’oméga.
(12) Cette barque de Janus était une barque pouvant aller dans les deux sens, soit en avant, soit en arrière, ce qui correspond aux deux visages de Janus lui-même.
(13) Le sceptre et la clef sont d’ailleurs l’un et l’autre en relations symboliques avec l’« Axe du Monde ».
(14) De Monarchia, III, 16. Nous donnons l’explication de ce passage de Dante dans Autorité spirituelle et Pouvoir temporel.
(15) Nous devons rappeler en passant, quoique nous l’ayons déjà signalé en plusieurs occasions, que Janus avait encore une autre fonction : il était le dieu des corporations d’artisans ou Collegia fabrorum, qui célébraient en son honneur les deux fêtes solsticiales d’hiver et d’été. Par la suite, cette coutume se maintint toujours dans les corporations de constructeurs ; mais, avec le christianisme, ces fêtes solsticiales s’identifièrent aux deux Saint-Jean d’hiver et d’été (d’où l’expression de « Loge de Saint-Jean » qui s’est conservée jusque dans la maçonnerie moderne) ; il y a là un exemple de l’adaptation des symboles prechrétiens, trop souvent méconnue ou mal interprétée par les modernes.
(16) Ceci se rattache manifestement à ce que nous indiquions dans la note précédente en ce qui concerne les traditions conservées par les corporations de constructeurs.
(17) Cet antique symbole s’est maintenu jusqu’à une époque assez récente : nous l’avons retrouvé notamment dans la marque de l’imprimeur Nicolas du Chemin, dessinée par Jean Cousin, dans Le Champ fleuri de Geoffroy Tory (Paris, 1529), où il est désigné sous le nom de « lettre pythagorique », et aussi, au musée du Louvre, sur divers meubles de la Renaissance.
(18) Dans les symboles de la Renaissance que nous venons de mentionner, les deux voies sont, sous ce rapport, désignées respectivement comme via arcta et via lata, « voie étroite » et « voie large ».
(19) Il semble parfois que ce qui est rapporté à la droite dans certains cas le soit à la gauche dans d’autres, et inversement ; il arrive d’ailleurs que cette contradiction n’est qu’apparente, car il faut toujours chercher par rapport à quoi on prend la droite et la gauche ; lorsqu’elle est réelle, elle s’explique par certaines conceptions « cycliques » assez complexes, qui influent sur les correspondances envisagées. Nous signalons ceci uniquement afin de ne pas dissimuler une difficulté dont il y a lieu de tenir compte pour interpréter correctement un assez grand nombre de symboles [cf. La Grande Triade, ch. VII].
(20) On doit écrire « pantacle » (pantaculum, littéralement « petit tout »), et non « pentacle » comme on le fait trop souvent ; cette erreur orthographique a fait croire à certains que ce mot avait un rapport avec le nombre 5 et devait être pris comme un synonyme de « pentagramme ».
(21) Cette conception est d’ailleurs impliquée en quelque sorte dans le plan même de la cathédrale ; mais nous ne pouvons, pour le moment du moins, entreprendre de justifier cette affirmation, ce qui nous entraînerait beaucoup trop loin