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GUENON A propos des signes corporatifs et de leur sens originel




A PROPOS DES SIGNES CORPORATIFS

ET DE LEUR SENS ORIGINEL


René Guénon


Publié dans Regnabit, février 1926.


L’article dans lequel nous avons parlé des anciennes marques corporatives (Regnabit, novembre 1925) semblant avoir intéressé particulièrement un certain nombre de lecteurs, nous allons revenir sur ce sujet trop peu connu et donner quelques précisions nouvelles dont les réflexions qui nous ont été soumises de divers côtés nous ont montré l’utilité.

Tout d’abord, une confirmation nous a été apportée depuis lors sur ce que nous avions dit en terminant à propos des marques des maçons et tailleurs de pierre et des symboles hermétiques auxquels elles paraissent se rattacher directement. Le renseignement dont il s’agit se trouve dans un article relatif au Compagnonnage, qui, par une coïncidence assez curieuse, était publié précisément en même temps que le nôtre. Nous en extrayons ce passage : « Le Christianisme arrivé à son apogée voulut un style résumant sa pensée, et aux dômes, au plein cintre, aux tours massives, substitua les flèches élancées et l’ogive qui prit progressivement son essor. C’est alors que les Papes créèrent à Rome l’Université des Arts où les monastères de tous les pays envoyèrent leurs élèves et leurs laïcs constructeurs. Ces élites fondèrent ainsi la Maîtrise universelle, où tailleurs de pierre, imagiers, charpentiers et autres métiers d’Art reçurent la conception constructive qu’ils appelaient le Grand OEuvre. La réunion de tous les Maîtres d’OEuvres étrangers forma l’association symbolique, la truelle surmontée de la croix ; la croix aux bras de laquelle se suspendaient l’équerre et le compas. Les marques emblématiques créèrent les symboles de la Grande Maîtrise universelle » (1).

La truelle surmontée de la croix, c’est exactement le symbole hermétique que nous avions reproduit dans notre fig. 22 (p. 400) ; et la truelle, à cause de sa forme triangulaire, était prise ici pour un emblème de la Trinité : « Sanctissima Trinitas Conditor Mundi » (2). Du reste, il semble que le dogme trinitaire ait été mis particulièrement en évidence par les anciennes corporations ; et la plupart des documents qui en émanent commencent par cette formule : « Au nom de la Très Sainte et Indivisible Trinité ».

Puisque nous avons déjà indiqué l’identité symbolique du triangle inversé et du coeur, il n’est pas inutile de noter qu’un sens trinitaire peut être également attaché à ce dernier. Nous en trouvons la preuve dans une estampe dessinée et gravée par Callot pour une thèse soutenue en 1625, et dont le R. P. Anizan a donné une explication autrefois dans cette Revue (décembre 1922). Au sommet de la composition est figuré le Coeur du Christ, contenant trois iod, la première lettre du nom de Jehovah en hébreu ; ces trois iod étaient d’ailleurs considérés comme formant par eux-mêmes un nom divin, qu’il est assez naturel de regarder comme une expression de la Trinité (3). « Aujourd’hui, écrivait à ce propos le R. P. Anizan, nous adorons le “Coeur de Jésus, Fils du Père Éternel” ; le “Coeur de Jésus, uni substantiellement au Verbe de Dieu” ; le “Coeur de Jésus, formé par le Saint Esprit dans le sein de la Vierge Marie”. Comment s’étonner que dès 1625 ait été affirmé le contact auguste du Coeur de Jésus avec la Trinité Sainte ? Au XIIe siècle, des théologiens ont vu ce Coeur comme “le Saint des Saints” et comme “l’Arche du Testament” (4). Cette vérité ne pouvait se perdre : son expression même emporte l’adhésion de l’esprit. Elle ne se perdit point.

Dans un Diurnal paru à Anvers en 1616, on lit cette belle prière : “O Coeur très doux de Jésus, où se trouve tout bien, organe de la toujours adorable Trinité, à vous je me confie, en vous je me remets tout entier.” L’“Organe de la Très Sainte Trinité”, le voilà bien sous nos yeux : c’est le Coeur aux trois iod. Et ce Coeur du Christ, organe de la Trinité, notre estampe nous dit d’un mot qu’il est le “principe de l’ordre” : Prædestinatio Christi est ordinis origo ».

Sans doute aurons-nous l’occasion de revenir sur d’autres aspects de ce symbolisme, notamment en ce qui concerne la signification mystique de la lettre iod ; mais nous avons tenu à mentionner dès maintenant ces rapprochements très significatifs.

Plusieurs personnes, qui approuvent notre intention de restituer aux symboles anciens leur sens originel et qui ont bien voulu nous le faire savoir, ont en même temps exprimé le voeu de voir le Catholicisme revendiquer nettement tous ces symboles qui lui appartiennent en droit, y compris ceux, comme les triangles par exemple, dont se sont emparées des organisations telles que la Maçonnerie. L’idée est tout à fait juste et correspond bien à notre pensée ; mais il peut y avoir sur un point, dans l’esprit de certains, une équivoque et même une véritable erreur historique qu’il est bon de dissiper.

À la vérité, il n’y a pas beaucoup de symboles qui soient proprement et exclusivement « maçonniques » ; nous l’avons déjà fait remarquer à propos de l’acacia (décembre 1925, p. 26). Les emblèmes plus spécialement « constructifs » eux-mêmes, comme l’équerre et le compas, ont été, en fait, communs à un grand nombre de corporations, nous pourrions même dire à presque toutes (5), sans parler de l’usage qui en a été fait aussi dans le symbolisme purement hermétique (6). La Maçonnerie emploie des symboles d’un caractère assez varié, en apparence tout au moins, mais dont elle ne s’est pas emparée, comme on semble le croire, pour les détourner de leur vrai sens ; elle les a reçus, comme les autres corporations (car elle en fut une tout d’abord), à une époque où elle était bien différente de ce qu’elle est devenue aujourd’hui, et elle les a conservés, mais, depuis longtemps déjà, elle ne les comprend plus.

« Tout annonce, a dit Joseph de Maistre, que la Franc-Maçonnerie vulgaire est une branche détachée et peut-être corrompue d’une tige ancienne et respectable » (7). C’est bien ainsi qu’il faut envisager la question : on a trop souvent le tort de ne penser qu’à la Maçonnerie moderne, sans réfléchir que celle-ci est simplement le produit d’une déviation. Les premiers responsables de cette déviation, à ce qu’il semble, ce sont les pasteurs protestants, Anderson et Desaguliers, qui rédigèrent les Constitutions de la Grande Loge d’Angleterre, publiées en 1723, et qui firent disparaître tous les anciens documents sur lesquels ils purent mettre la main, pour qu’on ne s’aperçût pas des innovations qu’ils introduisaient, et aussi parce que ces documents contenaient des formules qu’ils estimaient fort gênantes, comme l’obligation de « fidélité à Dieu, à la Sainte Église et au Roi », marque incontestable de l’origine catholique de la Maçonnerie (8). Ce travail de déformation, les protestants l’avaient préparé en mettant à profit les quinze années qui s’écoulèrent entre la mort de Christophe Wren, dernier Grand-Maître de la Maçonnerie ancienne (1702), et la fondation de la nouvelle Grande Loge d’Angleterre (1717). Cependant, ils laissèrent subsister le symbolisme, sans se douter que celui-ci, pour quiconque le comprenait, témoignait contre eux aussi éloquemment que les textes écrits, qu’ils n’étaient d’ailleurs pas parvenus à détruire tous. Voilà, très brièvement résumé, ce que devraient savoir tous ceux qui veulent combattre efficacement les tendances de la Maçonnerie actuelle (9).

Nous n’avons pas à examiner ici dans son ensemble la question si complexe et si controversée des origines multiples de la Maçonnerie ; nous nous bornons à en considérer ce qu’on peut appeler le côté corporatif, représenté par la Maçonnerie opérative, c’est-à-dire par les anciennes confréries de constructeurs. Celles-ci, comme les autres corporations, possédaient un symbolisme religieux, ou, si l’on préfère, hermético-religieux, en rapport avec les conceptions de cet ésotérisme catholique qui fut si répandu au moyen âge, et dont les traces se retrouvent partout sur les monuments et même dans la littérature de cette époque. En dépit de ce que prétendent de nombreux historiens, la jonction de l’hermétisme avec la Maçonnerie remonte bien plus loin que l’affiliation d’Elias Ashmole à cette dernière (1646) ; nous pensons même qu’on chercha seulement, au XVIIe siècle, à reconstituer à cet égard une tradition dont une grande partie s’était déjà perdue. Quelques-uns, qui semblent bien informés de l’histoire des corporations, fixent même avec beaucoup de précision à 1459 la date de cette perte de l’ancienne tradition (10). Il nous paraît incontestable que les deux aspects opératif et spéculatif ont toujours été réunis dans les corporations du moyen âge, qui employaient d’ailleurs des expressions aussi nettement hermétiques que celle de « Grand OEuvre », avec des applications diverses, mais toujours analogiquement correspondantes entre elles (11).

D’ailleurs, si l’on voulait aller vraiment aux origines, à supposer que la chose soit possible avec les informations nécessairement fragmentaires dont on dispose en pareille matière, il faudrait sans doute remonter au delà du moyen âge, et même au delà du Christianisme. Ceci nous amène à compléter sur un point ce que nous avons dit ici même du symbolisme de Janus dans un précédent article (décembre 1925), car il se trouve précisément que ce symbolisme a un lien fort étroit avec la question qui nous occupe maintenant (12). En effet, dans l’ancienne Rome, les Collegia fabrorum rendaient un culte spécial à Janus, en l’honneur duquel ils célébraient les deux fêtes solsticiales correspondant à l’ouverture des deux moitiés ascendante et descendante du cycle zodiacal, c’est-à-dire aux points de l’année qui, dans le symbolisme astronomique auquel nous avons déjà fait allusion, représentent les portes des deux voies céleste et infernale (Janua Coeli et Janua Inferni). Par la suite, cette coutume des fêtes solsticiales s’est toujours maintenue dans les corporations de constructeurs ; mais, avec le Christianisme, ces fêtes se sont identifiées aux deux Saint-Jean d’hiver et d’été (d’où l’expression de « Loge de Saint-Jean » qui s’est conservée jusque dans la Maçonnerie moderne), et il y a encore là un exemple de cette adaptation des symboles préchrétiens que nous avons signalée à plusieurs reprises.

Du fait que nous venons de rapporter, nous tirerons deux conséquences qui nous semblent dignes d’intérêt. D’abord, chez les Romains, Janus était, nous l’avons déjà dit, le dieu de l’initiation aux mystères ; il était en même temps le dieu des corporations d’artisans ; et cela ne peut être l’effet d’une simple coïncidence plus ou moins fortuite. Il devait nécessairement y avoir une relation entre ces deux fonctions rapportées à la même entité symbolique ; en d’autres termes, il fallait que les corporations en question fussent dès lors, aussi bien qu’elles le furent plus tard, en possession d’une tradition de caractère réellement « initiatique ». Nous pensons d’ailleurs qu’il ne s’agit pas en cela d’un cas spécial et isolé, et qu’on pourrait faire chez bien d’autres peuples des constatations du même genre ; peut-être même cela conduirait-il, sur la véritable origine des arts et des métiers, à des vues tout à fait insoupçonnées des modernes, pour qui de telles traditions sont devenues lettre morte.

L’autre conséquence est celle-ci : la conservation, chez les constructeurs du moyen âge, de la tradition qui se rattachait anciennement au symbole de Janus, explique entre autres choses l’importance qu’avait pour eux la figuration du Zodiaque qu’on voit si fréquemment reproduit au portail des églises, et généralement disposé de façon à rendre très apparent le caractère ascendant et descendant de ses deux moitiés. Il y avait même là, à notre avis, quelque chose de tout à fait fondamental dans la conception des constructeurs de cathédrales, qui se proposaient de faire de leurs oeuvres comme une sorte d’abrégé synthétique de l’Univers. Si le Zodiaque n’apparaît pas toujours, il y a bien d’autres symboles qui lui sont équivalents, en un certain sens tout au moins, et qui sont susceptibles d’évoquer des idées analogues sous le rapport que nous envisageons (sans préjudice de leurs autres significations plus particulières) : les représentations du Jugement dernier sont elles-mêmes dans ce cas, certains arbres emblématiques aussi, comme nous l’avons expliqué. Nous pourrions aller plus loin encore et dire que cette conception est en quelque sorte impliquée dans le plan même de la cathédrale ; mais nous dépasserions de beaucoup les limites de cette simple note si nous voulions entreprendre de justifier cette dernière affirmation (13).


NOTES

(1) Auguste Bonvous, La Religion de l’Art, dans Le Voile d’Isis, numéro spécial consacré au Compagnonnage, novembre 1925.

(2) Le mot Conditor renferme une allusion au symbolisme de la « pierre angulaire ». – À la suite du même article est reproduite une curieuse figuration de la Trinité, où le triangle inversé tient une place importante.


(3) Les trois iod placés dans le Coeur du Christ sont disposés 2 et 1, de telle façon qu’ils correspondent aux trois sommets d’un triangle inversé. On peut remarquer que cette même disposition est très fréquente pour les pièces du blason ; elle est notamment celle des trois fleurs de lys dans les armoiries des rois de France.

(4) Ces assimilations ont un rapport assez étroit avec la question des « centres spirituels » dont nous avons parlé dans notre étude sur le Saint Graal ; nous nous expliquerons plus complètement sur ce point lorsque nous exposerons le symbolisme du coeur dans les traditions hébraïques.

(5) Le Compagnonnage interdisait seulement aux cordonniers et aux boulangers de porter le compas.

(6) C’est ainsi que l’équerre et le compas figurent, au moins depuis le début du XVIIe siècle, dans les mains du Rebis hermétique (voir par exemple les Douze Clefs d’Alchimie de Basile Valentin).
7 Mémoire au duc de Brunswick (1782).

(8) Au cours du XVIIIe siècle, la Maçonnerie écossaise fut un essai de retour à la tradition catholique, représentée par la dynastie des Stuarts, par opposition à la Maçonnerie anglaise, devenue protestante et dévouée à la maison d’Orange.

(9) Il y a eu ultérieurement une autre déviation dans les pays latins, celle-ci dans un sens antireligieux, mais c’est sur la « protestantisation » de la Maçonnerie anglo-saxonne qu’il convient d’insister en premier lieu.

(10) Albert Bernet, Des Labyrinthes figurés sur le sol des églises, dans le numéro déjà cité du Voile d’Isis. – Cet article contient cependant à ce propos une petite inexactitude : ce n’est pas de Strasbourg, mais de Cologne, qu’est datée la charte maçonnique d’avril 1459.

(11) Notons aussi qu’il exista, vers le XIVe siècle, sinon plus tôt, une Massenie du Saint Graal, par laquelle les confréries de constructeurs étaient reliées à leurs inspirateurs hermétistes, et dans laquelle Henri Martin (Histoire de France, t. III, p. 398) a vu avec raison une des origines réelles de la Franc-Maçonnerie.

(12) Nous ferons remarquer à cette occasion que nous n’avons pas eu l’intention de faire une étude complète sur Janus ; il nous aurait fallu pour cela exposer les symbolismes analogues qui se rencontrent chez divers peuples, notamment celui de Ganêsha dans l’Inde, ce qui nous eut entraîné à de très longs développements. – La figure de Janus qui avait servi de point de départ à notre note a été reproduite de nouveau dans l’article de M. Charbonneau-Lassay contenu dans le même numéro de Regnabit (décembre 1925, p. 15).

(13) Nous tenons à rectifier une inexactitude qui s’est glissée dans une note de notre article consacré aux marques corporatives (novembre 1925, p. 395), et que des amis provençaux nous ont obligeamment signalée. L’étoile qui figure dans les armes de la Provence n’a pas huit rayons, mais sept seulement ; elle se rattache donc à une série de symboles (les figures du septénaire) autre que celle à propos de laquelle nous en avions parlé. Seulement, il y a aussi en Provence, d’autre part, l’étoile des Baux, qui a seize rayons (deux fois huit) ; et celle-ci a même une importance symbolique assez particulière, marquée par l’origine légendaire qui lui est attribuée, car les anciens seigneurs des Baux se disaient descendants du Roi-Mage Balthazar.