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GUENON L’Oeil qui voit tout




L'OEIL QUI VOIT TOUT


René Guénon


Publié dans les Études Traditionnelles, avril-mai 1948.


Un des symboles qui sont communs au christianisme et à la maçonnerie est le triangle dans lequel est inscrit le Tétragramme hébraïque (1), ou quelquefois seulement un iod, première lettre du Tétragramme, qui peut en être regardé ici comme une abréviation (2), et qui d’ailleurs, en vertu de sa signification principielle (3), constitue aussi par lui-même un nom divin, et même le premier de tous suivant certaines traditions (4). Parfois aussi, le iod lui-même est remplacé par un oeil, qui est généralement désigné comme « OEil qui voit tout » (The All-Seeing Eye) ; la similitude de forme entre le iod et l’oeil peut en effet se prêter à une assimilation, qui a d’ailleurs de nombreuses significations sur lesquelles, sans prétendre les développer ici entièrement, il peut être intéressant de donner tout au moins quelques indications.

Tout d’abord, il y a lieu de remarquer que le triangle dont il s’agit occupe toujours une position centrale (5) et que de plus, dans la maçonnerie, il est expressément placé entre le soleil et la lune. Il résulte de là que l’oeil contenu dans ce triangle ne devrait pas être représenté sous la forme d’un oeil ordinaire droit ou gauche, puisque ce sont en réalité le soleil et la lune qui correspondent respectivement à l’oeil droit et à l’oeil gauche de l’« Homme Universel » en tant que celui-ci s’identifie au Macrocosme (6). Pour que le symbolisme soit entièrement correct, cet oeil devrait être un oeil « frontal » ou « central » c’est-à-dire un « troisième oeil », dont la ressemblance avec le iod est encore plus frappante ; et c’est effectivement ce « troisième oeil » qui « voit tout » dans la parfaite simultanéité de l’éternel présent (7). À cet égard, il y a donc dans les figurations ordinaires une inexactitude, qui y introduit une asymétrie injustifiable, et qui est due sans doute à ce que la représentation du « troisième oeil » semble plutôt inusitée dans l’iconographie occidentale, mais quiconque comprend bien ce symbolisme peut facilement la rectifier.

Le triangle droit se rapporte proprement au Principe ; mais, quand il est inversé par reflet dans la manifestation, le regard de l’oeil qu’il contient apparaît en quelque sorte comme dirigé « vers le bas (8) », c’est-à-dire du Principe vers la manifestation elle-même, et, outre son sens général d’« omniprésence », il prend alors plus nettement la signification spéciale de « Providence ». D’autre part, si ce reflet est envisagé plus particulièrement dans l’être humain, on doit noter que la forme du triangle inversé n’est autre que le schéma géométrique du coeur (9) ; l’oeil qui est en son centre est alors proprement l’« oeil du coeur » (aynul-qalb de l’ésotérisme islamique), avec toutes les significations qui y sont impliquées. De plus, il convient d’ajouter que c’est par là que, suivant une autre expression connue, le coeur est « ouvert » (el-qalbul-maftûh) ; cette ouverture, oeil ou iod, peut être figurée symboliquement comme une « blessure », et nous rappellerons à ce propos le coeur rayonnant de Saint Denis d’Orques, dont nous avons déjà parlé précédemment (10), et dont une des particularités les plus remarquables est précisément que la blessure, ou ce qui en présente extérieurement l’apparence, affecte visiblement la forme d’un iod.

Ce n’est pas tout encore : en même temps qu’il figure l’« oeil du coeur » comme nous venons de le dire, le iod, suivant une de ses significations hiéroglyphiques, représente aussi un « germe », contenu dans le coeur assimilé symboliquement à un fruit ; et ceci peut d’ailleurs être entendu aussi bien au sens macrocosmique qu’au sens microcosmique (11). Dans son application à l’être humain, cette dernière remarque est à rapprocher des rapports du « troisième oeil » avec le luz (12), dont l’« oeil frontal » et l’« oeil du coeur » représentent en somme deux « localisations » différentes, et qui est aussi le « noyau » ou le « germe d’immortalité (13) ». Ce qui est encore très significatif à certains égards c’est que l’expression arabe aynul-khuld présente le double sens d’« oeil d’immortalité » et de « fontaine d’immortalité » ; et ceci nous ramène à l’idée de la « blessure » dont nous parlions plus haut, car, dans le symbolisme chrétien, c’est aussi à la « fontaine d’immortalité » que se rapporte le double jet de sang et d’eau s’échappant de l’ouverture du coeur du Christ (14). C’est cette « liqueur d’immortalité » qui, suivant la légende, fut recueillie dans le Graal par Joseph d’Arimathie ; et nous rappellerons enfin à ce sujet que la coupe elle-même est un équivalent symbolique du coeur (15), et que, tout comme celui-ci, elle est aussi un des symboles qui sont schématisés traditionnellement par la forme du triangle inversé.


NOTES

(1) Dans la maçonnerie, ce triangle est souvent désigné sous le nom de delta parce que la lettre grecque ainsi appelée a effectivement une forme triangulaire ; mais nous ne pensons pas qu’il faille voir dans ce rapprochement une indication quelconque quant aux origines du symbole dont il s’agit ; d’ailleurs, il est évident que la signification de celui-ci est essentiellement ternaire, tandis que le delta grec, malgré sa forme, correspond à 4 par son rang alphabétique et sa valeur numérique. 

(2) En hébreu, le tétragramme est parfois représenté aussi abréviativement par trois iod, qui ont un rapport manifeste avec le triangle lui-même ; lorsqu’ils sont disposés triangulairement, ils correspondent nettement aux trois points compagnonniques et maçonniques. 

(3) Le iod est regardé comme l’élément premier à partir duquel sont formées toutes les lettres de l’alphabet hébraïque. 

(4) Voir à ce sujet La Grande Triade, ch. XXV. 

(5) Dans les églises chrétiennes où il figure, ce triangle est placé normalement au-dessus de l’autel ; celui-ci étant d’ailleurs surmonté de la croix, l’ensemble de cette croix et du triangle reproduit assez curieusement le symbole alchimique du soufre. 

(6) Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XII. À ce propos, et plus particulièrement en connexion avec le symbolisme maçonnique, il est bon de remarquer que les yeux sont proprement les « lumières » qui éclairent le microcosme.

(7) Au point de vue du « triple temps », la lune et l’oeil gauche correspondent au passé, le soleil et l’oeil droit à l’avenir, et le « troisième oeil » au présent, c’est-à-dire à l’instant indivisible qui, entre le passé et l’avenir, est comme un reflet de l’éternité dans le temps. 

(8) On peut faire un rapprochement entre ceci et la signification du nom d’Avalokitêshwara, interprété habituellement comme « le Seigneur qui regarde en bas ». 

(9) En arabe, le coeur est qalb, et « inversé » se dit maqlûb, mot qui est un dérivé de la même racine. 

(10) Voir Le Coeur rayonnant et le Coeur enflammé [ch. LXIX]. 

(11) Voir Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVIII. Au point de vue macrocosmique, l’assimilation dont il s’agit est équivalente à celle du coeur à l’« OEuf du Monde » ; dans la tradition hindoue, le « germe » contenu dans celui-ci est Hiranyagarbha. 

(12) Le Roi du Monde, ch. VII. 

(13) À propos des symboles ayant un rapport avec le luz, nous ferons remarquer que la forme de la mandorla (« amande » ce qui est aussi la signification du mot luz) ou vesica piscis du moyen âge (cf. La Grande Triade, ch. II) évoque aussi celle du « troisième oeil » ; la figure du Christ glorieux, à son intérieur, apparait ainsi comme s’identifiant au « Purusha dans l’oeil » de la tradition hindoue ; l’expression insânul-ayn, employée en arabe pour désigner la pupille de l’oeil, se réfère également au même symbolisme.

(14) Le sang et l’eau sont ici deux complémentaires ; on pourrait dire, en employant le langage de la tradition extrême orientale, que le sang est yang et l’eau yin l’un par rapport à l’autre (sur la nature ignée du sang, cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIII). 

(15) En outre, la légende de l’émeraude tombée du front de Lucifer met aussi le Graal en relation directe avec le « troisième oeil » (cf. Le Roi du Monde, ch. V). Sur la « pierre tombée des cieux », voir également Lapsit exillis [ch. XLIV].