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GUENON La chaîne d'union




LA CHAINE D'UNION


René Guénon


Publié dans les Études Traditionnelles, septembre 1947.


Parmi les symboles maçonniques qui semblent être le plus souvent assez peu compris de nos jours se trouve celui de la « chaîne d’union » (1), qui entoure la Loge à sa partie supérieure. Certains veulent y voir le cordeau dont les Maçons opératifs se servaient pour tracer et délimiter le contour d’un édifice ; ils ont assurément raison, mais pourtant cela ne suffit pas, et il faudrait tout au moins se demander quelle était la valeur symbolique de ce cordeau lui-même (2). On pourrait aussi trouver anormale la position assignée à un « outil » qui devait servir à effectuer un tracé sur le sol, et cela encore n’est pas sans exiger quelques explications.

Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut avant tout se rappeler que, au point de vue traditionnel, tout édifice quel qu’il soit était toujours construit suivant un modèle cosmique ; il est d’ailleurs expressément spécifié que la Loge est une image du Cosmos, et c’est sans doute là le dernier souvenir de cette donnée qui ait subsisté jusqu’aujourd’hui dans le monde occidental. Dès lors qu’il en était ainsi, l’emplacement d’un édifice devait être déterminé et « encadré » par quelque chose qui correspondait d’une certaine façon à ce qu’on pourrait appeler le « cadre » même du Cosmos ; nous allons voir tout à l’heure ce qu’est celui-ci, et nous pouvons dire tout de suite que le tracé « matérialisé » par le cordeau en représentait à proprement parler une projection terrestre. Nous avons d’ailleurs vu déjà quelque chose de semblable en ce qui concerne le plan des cités établies suivant les règles traditionnelles (3) ; en fait, ce cas et celui des édifices pris isolément ne diffèrent pas essentiellement à cet égard, car c’est bien toujours de l’imitation d’un même modèle cosmique qu’il s’agit en tout cela.

Quand l’édifice est construit, et même dès qu’il a commencé à s’élever, le cordeau n’a évidemment plus aucun rôle à jouer ; aussi la position de la « chaîne d’union » ne se réfère-t-elle pas précisément au tracé qu’il a servi à effectuer, mais bien plutôt à son prototype cosmique, dont le rappel, par contre, a toujours sa raison d’être pour déterminer la signification symbolique de la Loge et de ses différentes parties. Le cordeau lui-même, sous cette forme de la « chaîne d’union », devient alors le symbole du « cadre » du Cosmos ; et sa position se comprend sans peine si, comme il en est effectivement, ce « cadre » a un caractère céleste et non plus terrestre (4) ; par une telle transposition, ajouterons-nous, la Terre ne fait en somme que restituer au Ciel ce qu’elle lui avait tout d’abord emprunté.

Ce qui rend le sens du symbole particulièrement net, c’est que, tandis que le cordeau, en tant qu’« outil », est naturellement une simple ligne, la « chaîne d’union », au contraire, a des noeuds de distance en distance (5) ; ces noeuds sont ou doivent être normalement au nombre de douze (6), et ainsi ils correspondent évidemment aux signes du Zodiaque (7). C’est bien en effet le Zodiaque, à l’intérieur duquel se meuvent les planètes, qui constitue véritablement l’« enveloppe » du Cosmos, c’est-à-dire ce « cadre » dont nous avons parlé (8), et il est évident que c’est bien réellement là, comme nous l’avons dit, un « cadre » céleste.

Maintenant, il y a encore autre chose qui n’est pas moins important : c’est qu’un « cadre » a parmi ses fonctions, et peut-être même pour fonction principale, celle de maintenir à leur place les divers éléments qu’il contient ou renferme à son intérieur, de façon à en former un tout ordonné, ce qui est d’ailleurs, comme on le sait, la signification étymologique même du mot « Cosmos » (9). Il doit donc en quelque manière « relier » ou « unir » ces éléments entre eux, ce qu’exprime du reste formellement la désignation de la « chaîne d’union », et c’est même de là que résulte, en ce qui concerne celle-ci, sa signification la plus profonde, car, comme tous les symboles qui se présentent sous la forme d’une chaîne, d’une corde ou d’un fil, c’est au sûtrâtmâ qu’elle se rapporte en définitive. Nous nous bornerons à appeler l’attention sur ce point sans entrer pour cette fois dans de plus amples explications, parce que nous aurons bientôt à y revenir, ce caractère étant encore plus clairement apparent dans le cas de certains autres « encadrements » symboliques que nous nous proposons d’examiner dans une prochaine étude.


NOTES

(1) Dans le Compagnonnage, on dit « chaîne d’alliance ».

(2) Ce symbole porte aussi une autre dénomination, celle de « houppe dentelée », qui paraît plutôt désigner proprement le pourtour d’un dais ; or, on sait que le dais est un symbole du Ciel (par exemple le dais du char dans la tradition extrême-orientale) ; mais, comme on va le voir, il n’y a là en réalité aucune contradiction.

(3) Voir Le Zodiaque et les points cardinaux, dans le n° d’octobre-novembre 1945.

(4) C’est pourquoi l’assimilation au pourtour d’un dais est également justifiée, tandis qu’elle ne le serait évidemment pas pour la projection terrestre de ce « cadre » céleste.

(5) Ces noeuds sont dits « lacs d’amour » ; ce nom, ainsi que leur forme particulière, porte peut-être en un certain sens la marque du XVIIIe siècle, mais il se peut cependant aussi qu’il y ait là un vestige de quelque chose qui remonte beaucoup plus loin, et qui pourrait même se rattacher assez directement au symbolisme des « Fidèles d’Amour ».

(6) Le « Tableau de la Loge », d’ailleurs inusité en fait, qui figure en tête de la Maçonnerie occulte de Ragon, est manifestement incorrect, tant pour le nombre des noeuds de la « chaîne d’union », que pour la position assez étrange et même inexplicable qui est attribuée aux signes zodiacaux.

(7) Certains pensent que ces douze noeuds impliquent, au moins « idéalement », l’existence d’un nombre égal de colonnes, soit dix en outre des deux colonnes de l’Occident auxquelles correspondent les extrémités de la « chaîne d’union ». Il est à remarquer, à ce propos, qu’une disposition semblable, quoique sous une forme circulaire, se trouve dans certains monuments mégalithiques dont le rapport avec le Zodiaque est également évident.

(8) Nous renverrons encore, au sujet de la division zodiacale des cités, à l’aticle auquel nous nous sommes déjà référé plus haut [Le Zodiaque et les points cardinaux] ; il convient de noter, en rapport avec ce qui nous reste à dire ici, que c’est cette division même qui assigne leurs places respectives aux différents éléments dont la réunion constitue la cité. On trouve aussi un autre exemple d’« enveloppe » zodiacale dans le symbolisme extrême-oriental du Ming-tang, avec ses douze ouvertures, que nous avons expliqué ailleurs (La Grande Triade, ch. XVI).

(9) On peut dire que notre monde est « ordonné » par l’ensemble des déterminations temporelles et spatiales qui sont liées au Zodiaque, d’une part par le rapport direct de celui-ci avec le cycle annuel, et, d’autre part, par sa correspondance avec les directions de l’espace (il va de soi que ce dernier point de vue est en étroite relation aussi avec la question de l’orientation traditionnelle des édifices).