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1862 - "La Reine de Saba" de Charles Gounod (1 : présentation)




"LA REINE DE SABA"

OPÉRA MAÇONNIQUE DE CHARLES GOUNOD


Je signale, par simple souci d'information et non par goût personnel, que le compositeur français Charles Gounod (1818-1893) a signé la musique d'un "opéra maçonnique" intitulé La Reine de Saba (livret de Jules Barbier et Michel Carré, d'après Gérard de Nerval), dont la première eut lieu en février 1862 à l'Opéra de Paris, et qui ne tint pas l'affiche plus de quinze jours. 

La trame de cette oeuvre est largement inspirée de la légende d'Hiram, tout en nous proposant une love affair, inattendue certes, entre Hiram-Adoniram et Balkis, mais qui est bien présente dans la version rapportée par Gérard de Nerval dans son "Voyage en Orient" (également reprise dans ce blog).

Il semble, du reste, que Gounod ne fut pas franc-maçon...

Nicolas Gounod, l’arrière-arrière petit-fils de Charles, dans un article intitulé « Un opéra maçonnique méconnu :  « La Reine de Saba » de Charles Gounod »,  s’interroge sur ce paradoxe : 

Cet opéra reste donc un mystère : comment l'oeuvre la plus explicitement maçonnique du répertoire français du 19ème peut-elle être le fruit d'un non-Maçon ? Reste que ce compositeur a peut-être été Franc-Maçon sans que je le sache, mais outre que la Maçonnerie a tendance à se glorifier de ses membres célèbres et que je ne l'ai jamais entendu nommer à ce titre, il me semble que je l'aurais de toutes façon su, puisque ce compositeur était donc mon arrière-arrière grand-père et qu'à travers ses objets personnels ou sa nombreuse correspondance, nulle allusion n'a jamais été retrouvée concernant la Maçonnerie.

Alors s'agissait-il d'une incartade volontaire et éclairée, fut-ce un incident de parcours non significatif, ou Charles Gounod fut-il la victime involontaire d'un intermédiaire parfaitement au courant, le secret n'est pas prêt d'être élucidé !


Je vous livre ci-dessous un article écrit par le critique musical V. De Mars et paru dans la Revue des Deux-Mondes de mars-avril 1862, article consacré à cet opéra et aux détails de son livret. Vient ensuite la critique, d'un ton plus modéré, écrite par Hector Berlioz dans le Journal des Débats. Enfin, un article présentant le texte du livret peut également être consultée sur ce blog, sous le titre :  1862 - "La Reine de Saba" de Charles Gounod (2 :  livret).


Discographie :

"La Reine de Saba" de Charles Gounod

* avec Francesca Scaini, Jean-Won Lee, Anna Lucia Alessio, Annalisa Carbonara, Luca Grassi, Salvatore Cordella. Direction Manlio Benzi. Bratislava Chamber Choir. Orchestra Internazionale d'Italia. 2002. Dynamic. CDS 387/1-2

* avec Suzanne Sarroca, Gérard Serkoyan, Gilbert Py, Yvonne Dalou, Jean-Paul Calfi, Henry Amiel, Gerad Blatt. Direction Michel Plasson. Toulouse 1969.

* Extraits: air de Balkis "Plus grand dans son obscurité", Françoise Pollet, Orchestre philharmonique de Montpellier, direction Cyril Diederich, 1CD Erato Musifrance 1990.

* Extraits: "Valse" du 2e Acte, London Symphony Orchestra, Direction Richard Bonynge; 'Ballet Gala &endash;Ballet Music from Opera' (avec oeuvres de Rossini, Donizetti, Massenet, Berlioz, Saint-Saëns). Enregistré: 1972, Decca 444 198-2

* Air D'Adoniram par Gustave Botiaux Récital n°3 ORPHEE LDO B 21051-51052


L.A.T.




LA REVUE DES DEUX MONDES

TRENTE-HUITIÈME VOLUME
SECONDE PÉRIODE. — XXXII" ANNÉE.
MARS — AVRIL 1862



REVUE MUSICALE. :  LA REINE DE SABA (PAR V. DE MARS)


C'est une chose bien curieuse que le temps où nous vivons! Rien ne s'y fait simplement; le moindre incident excite la curiosité des passants, et le plus médiocre vaudeville qui se joue sur l'un des théâtres des boulevards fait plus de bruit dans notre monde affairé que n'en a fait la naissance du Misanthrope ou celle d'Athalie. Voilà trois mois que les journaux petits et grands entretiennent l'Europe de l'enfantement laborieux de la Reine de Saba, ouvrage en quatre actes qui a été représenté à l'Opéra le 28 février. Je ne crois pas que le fameux temple de Salomon, où se passe une des grandes scènes du nouvel ouvrage, ait fait plus de bruit dans le monde oriental que le drame lyrique qui va nous occuper. On savait heure par heure où en étaient les répétitions de cette œuvre considérable, et de graves académiciens ne dédaignaient pas de descendre dans l'arène de la publicité pour expliquer au public tout ce qu'il y aurait à admirer dans l'ouvrage longtemps médité de l'auteur de la Nonne sanglante. Nous l'avons vue enfin, cette Reine de Saba, poème de MM. Jules Barbier et Michel Carré, musique de M. Gounod, et nous pouvons en parler pertinemment, à la sueur de notre front.

Qui ne connaît la reine de Saba, cette femme du pays de l'aurore qui, éprise de la grande renommée du roi Salomon, quitte son royaume et se rend à Jérusalem pour éprouver la sagesse du fils de David et pour admirer les merveilles du temple qu'il a élevé au Dieu d'Israël? Elle entre dans la ville sainte avec un grand train, « avec des chameaux qui portant des aromates, de l'or et des pierres précieuses. » Après avoir éprouvé la sagacité de l'auteur prétendu des Proverbes en lui demandant une explication de tout ce qu'elle avait dans le cœur, après avoir admiré la maison qu'il avait bâtie au Seigneur, la splendeur de sa cour et l'ordre qui régnait dans son état, elle dit au roi : « Ce que j'ai appris dans mon pays de ta sagesse est véritable. Qu'ils sont bienheureux les serviteurs qui se tiennent devant toi et qui écoutent ta sagesse ! » Ayant ainsi parlé, la reine quitta Jérusalem et retourna dans son royaume.

Ce n'est pas cette donnée biblique qu'ont suivie les auteurs du libretto que nous analysons. Ils ont préféré une légende bâtie sur le récit du premier livre des Rois, et qu'avait rapportée d'un voyage en Orient ce pauvre et charmant esprit, Gérard de Nerval. Voici comment MM. Jules Barbier et Michel Carré ont conçu leur poème.

— La reine Balkis se rend à Jérusalem pour voir le grand roi Soliman et admirer les merveilles du temple qu'il fait bâtir. Elle dit au roi que, s'il devine certaines énigmes qu'elle soumettra à sa sagacité, elle s'engage à lui donner, avec sa main, un anneau magique avec lequel il pourra faire tout ce qu'il voudra. Soliman ayant répondu victorieusement aux questions de la reine Balkis, elle s'apprête à épouser le roi dont elle admire la grandeur et la sagesse; mais avant de conclure cet hymen extraordinaire, la reine, qui a le goût des arts très développé, désire visiter le temple et voir le grand artiste qui a conçu et exécuté des travaux si gigantesques. Cette curiosité bien légitime de la reine Balkis est fatale à l'amour de Soliman, car elle s'éprend tout à coup d'une passion vive et profonde pour Adoniram, le grand artiste dont le génie a créé tout ce qu'elle vient d'admirer. Voilà donc la reine Balkis dans une position assez difficile, ne voulant plus de Soliman, à qui elle a remis imprudemment l'anneau magique, et portée vers l'artiste, qui ressent pour elle un amour ardent et respectueux. Après avoir passé quelques jours dans une hésitation qui inquiète fort Soliman, puisqu'il s'écrie :

Oui, depuis quatre jours, hommes d'armes, lévites,
Tout veille, tout est prêt ; — la flamme est sur l'autel,
Et quand l'heure est venue, au moment solennel,
O perfide Balkis, tu me fuis, tu m'évites!...

Le fait est que Balkis se conduit fort mal et que, pendant quatre jours, on ne sait trop ce qu'elle devient; elle découche, elle se perd dans le temple à s'entretenir avec Adoniram. Et ce qui prouve que la conduite de la reine Balkis est plus que légère, c'est qu'elle simule une scène de volupté avec Soliman, pendant laquelle elle lui administre un narcotique. C'est pendant ce sommeil factice de Soliman que Balkis lui arrache du doigt l'anneau magique dont elle va se servir pour sauver son amant; mais les choses s'embrouillent, Soliman se réveille furieux et jaloux comme un tigre, une conspiration de trois ouvriers s'ourdit contre Adoniram, qui meurt assassiné sur les bords affreux du Cédron. Balkis, qui avait assisté son amant jusqu'à son dernier soupir, s'écrie alors :

Emportons dans la nuit vers un autre rivage
Les restes vénérés du maître qui n'est plus!
Et que son nom divin soit redit d'âge en âge
Jusques au dernier jour des siècles révolus!

Ainsi finit la comédie, le drame burlesque que MM. Jules Barbier et Michel Carré ont tiré d'une légende admirable. La reine Balkis n'est qu'une zingara, le roi Soliman qu'un niais qui se laisse embéguiner par cette folle créature, qu'il ne connaît ni d'Ève, ni d'Adam, et Adoniram est un de ces artistes impuissants et orgueilleux qui ont la bouche pleine de belles théories et qui ne peuvent rien créer. Il manque son chef-d'œuvre, — la mer d'airain, — et la pièce où il devrait jouer un rôle si important est dépourvue de toute espèce d'intérêt, de style aussi bien que de sens commun.

On peut s'étonner qu'un artiste aussi distingué que M. Gounod, qui a déjà une certaine expérience du théâtre, ait pu se faire illusion sur le mérite du poème que nous venons d'analyser. Comment l'administration de l'Opéra n'a-t-elle pas prévu que le libretto de la Reine de Saba était impossible, et que le compositeur, à moins d'être un homme de génie, aurait de la peine à sauver du naufrage une si triste conception dramatique? Lorsque le bruit se répandit que M. Gounod composait un grand ouvrage sur le sujet de la Reine de Saba, nous pensions que l'auteur des chœurs d'Ulysse allait au-devant d'une grande tentative, et qu'il ne manquerait pas une si belle occasion de développer son instinct de poésie religieuse dans un vaste tableau de musique chorale. Conçoit-on qu'ayant à ouvrir le temple de Salomon sur la scène de l'Opéra, pouvant disposer de toutes les traditions bibliques sur la musique des Hébreux et leurs magnifiques cérémonies, M. Gounod et ses collaborateurs n'aient pas eu même l'idée d'essayer un si grand coup de maître? Mais si on eût consulté seulement le premier décorateur venu, il aurait compris immédiatement tout le parti qu'on pouvait tirer du magnifique tableau que nous indiquons : « En ce temps-là, Salomon célébra une fête solennelle, et avec lui était tout le peuple d'Israël, qui formait une grande assemblée. » S'imagine-t-on, après ces paroles, le temple de Jérusalem rempli de prêtres, de chanteurs, de musiciens divisés en corps séparés ayant chacun en tête un coryphée conduisant la marche et dirigeant l'exécution ! Quels effets d'ensemble et de contraste on aurait pu obtenir avec une si grande masse de voix et d'instruments groupés autour d'un centre lumineux où le roi-prophète se serait écrié sur une noble mélopée accompagnée par des harpes : « J'ai achevé, ô Éternel, de bâtir une maison pour ta demeure, un domicile fixe, afin que tu y habites éternellement! » Des hymnes diverses de poésie, d'accent et de rythme auraient enveloppé cette invocation suprême du roi, et un hosanna puissant, entonné par les prêtres, par la foule et tous les instruments, aurait terminé cette grande scène biblique, digne du génie de Händel ou de Sébastien Bach. Voyons ce qu'a fait M. Gounod.

Il n'y a pas d'ouverture à la Reine de Saba. Une simple introduction, une sorte de choral symphonique, dont il n'y a absolument rien à dire, précède le lever du rideau, qui laisse voir l'atelier d'Adoniram, rempli de modèles et de figures gigantesques. Le récitatif pompeux et ampoulé par lequel Adoniram exprime ses pensées philosophiques sur la vanité de la vie et des travaux humains, ce qui est assez singulier pour un artiste, ce récitatif n'a aucun caractère. C'est une froide déclamation où il semble que M. Gounod ait voulu écarter toute note caractéristique qui aurait pu donner de l'aplomb au récit de cet homme, désabusé déjà de la gloire. Le défaut que nous signalons ici dans le récitatif d'Adoniram est capital, et il règne dans toute la partition. Le musicien n'a pas su trouver non plus une mélodie heureuse pour le jeune élève d'Adoniram, Benoni, qui vient lui annoncer l'arrivée de la reine Balkis à Jérusalem. En décrivant la beauté de cette femme extraordinaire par des vers comme ceux-ci :

Comme la naissante aurore
Se lève, pale encore,
Dans l'azur des cieux...

le compositeur n'a pas rencontré un de ces chants légendaires et naïfs comme il y en a dans le Joseph de Méhul, voire dans l'Enfant prodigue de M. Auber, ce qui est assez piquant M. Gounod lui-même a fait un chef-d'œuvre dans ce genre de mélodie agreste et primitive : nous voulons parler du chant du pâtre, au troisième acte de son opéra de Sapho. Quant à la scène des trois ouvriers, Phanor, Amrou et Methousael, qui, jaloux de la grande renommée d'Adoniram, viennent se plaindre à lui de l'injustice dont ils se croient les victimes, ce n'est vraiment ni du récitatif ni du chant cursif qu'on puisse suivre et saisir. La scène qui termine l'acte se passe sur une vaste terrasse qui domine toute la ville de Jérusalem, en présence du roi Soliman, de la reine Balkis et de tout un peuple de courtisans. Une marche assez médiocre sert d'introduction à Adoniram, suivi de ses nombreux ouvriers. La reine a manifesté le désir de le voir et de le questionner sur la grandeur de ses travaux. Elle lui dit :

Devant vos ouvriers, que ne puis-je vous dire
Combien votre génie en sa simplicité,
Maître, me paraît grand, et combien je l'admire!

— Si c'est là votre volonté, répond Adoniram, je vais la satisfaire. — Il monte alors les degrés du temple, trace en l'air un signe symbolique qui fait remuer dans la plaine tout un peuple d'ouvriers, Cette scène obscure, décousue et dépourvue d'intérêt, n'a rien inspiré au musicien qui vaille la peine d'être remarqué : c'est un interminable récit où l'on sent une forte imitation du style de Meyerbeer. L'entrevue d'Adoniram et de la reine n'a donné lieu qu'à un fatigant dialogue, sans que jamais les deux voix parviennent à s'unir dans un ensemble harmonieux. C'est une véritable déploration dans le vieux sens de ce mot, un verbiage incolore, d'une fâcheuse monotonie.

Au second acte, qui s'ouvre sur un bois de cèdres et de palmiers, on remarque un chœur fort agréable que chantent les suivantes de Balkis :

Déjà l'aube matinale.

Celui qui vient après, chœur dialogué en deux parties, entre les suivantes de Balkis et des jeunes filles juives, est plus joli encore, bien qu'il soit d'un style un peu léger pour un grand ouvrage biblique. On pourrait même trouver que ce dernier chœur, que le public a fait répéter, a beaucoup d'analogie avec une agréable mélodie des Vêpres siciliennes de M. Verdi :

La brise souffle au loin
Plus légère et plus pure.

Et ce n'est pas le seul hommage que M. Gounod ait rendu à l'auteur de Rigoletto; mais la musique du divertissement est médiocre, ainsi que l'air que chante Balkis pour exprimer l'amour et l'admiration qu'elle ressent pour le grand artiste dont elle vient de voir la puissance mystérieuse.

L'oublier, lui que j'ai pu voir
De son bras dominant l'espace!

Le duo qui suit, entre Adoniram et la reine Balkis, est une contre épreuve de la grande scène dramatique du quatrième acte des Huguenots, entre Raoul et Valentine. Ces deux êtres qui s'aiment malgré tant d'obstacles qui les séparent ne trouvent rien à se dire d'intéressant, et l'entrevue se passe en un interminable dialogue, chacun parlant tour à tour sur une phraséologie musicale insipide. L'acte se termine par un quatuor entre Adoniram, Balkis, Benoni et Sarahil, la suivante de la reine. Ce quatuor, d'un très heureux effet, est charpenté à la manière de M. Verdi, c'est-à-dire que le ténor Adoniram tient le motif principal pendant que les autres voix l'accompagnent et le suivent en une progression éclatante. C'est le morceau le mieux construit de tout l'ouvrage. Le troisième acte, qui introduit le spectateur dans une grande salle du palais d'été de Soliman, n'est guère plus riche d'idées musicales que les deux premiers. Ce sont toujours d'interminables récitatifs entre les trois ouvriers conspirateurs, entre Soliman et Adoniram, dont le roi est jaloux et qu'il cherche à perdre par des questions captieuses, entre Balkis et Soliman, que la reine enivre dans une lutte voluptueuse. Ni l'air de Balkis :

Ce n'est pas votre amour, seigneur, qui m'épouvante,

ni le chœur qu'on chante derrière les coulisses pour former une opposition de mélodrame, ne méritent une mention honorable. Au quatrième acte, considérablement réduit, on ne trouve qu'une espèce de quatuor entre Adoniram et les trois ouvriers conspirateurs qui le tuent, et les cris douloureux de Balkis agenouillée aux pieds de son amant expirant. C'est peut-être ce qu'il y a de plus noble et de plus ému dans tout l'ouvrage que cette clameur douloureuse de Balkis et le choeur qui lui fait écho :

 O terreur! O forfait!

Telle est cette œuvre d'un homme de talent dont nous avons eu si souvent, dans la Revue, à louer les nobles efforts. Le poème de la Reine de Saba est sans doute d'une déplorable indigence, et l'on n'y trouve ni caractères, ni situations; mais l'insuffisance du poème ne saurait excuser le musicien. Quelques jolis chœurs, un quatuor qui termine le second acte, entièrement imité de la manière de M. Verdi, des lambeaux de mélodies au milieu d'une insupportable déclamation qui vous pèse sur le cerveau, c'est là tout ce qu'on peut signaler dans un opéra qui était primitivement en cinq actes, et dont on a retranché au moins un tiers. Le musicien mériterait peut-être un blâme plus sévère, s'il fallait admettre que l'opéra de la Reine de Saba fût le résultat d'un système, l'œuvre d'un imitateur de M. Richard Wagner, de Robert Schumann et des infirmités du génie de Beethoven. Nous savons que l'esprit ingénieux, mais faible de M. Gounod a le malheur d'admirer certaines parties altérées des derniers quatuors de Beethoven. C'est la source troublée d'où sont sortis les mauvais musiciens de l'Allemagne moderne, les Listz, les Wagner, les Schumann, sans omettre Mendelssohn pour certaines parties équivoques de son style. Si M. Gounod a réellement épousé la doctrine de la mélodie continue, de la mélodie de la forêt vierge et du soleil couchant qui fait le charme du Tannhäuser et du Lohengrin, mélodie qu'on peut comparer à la lettre d'Arlequin où il disait : « Pour les points et les virgules, je ne m'en occupe pas; je vous laisse la liberté de les placer où vous voudrez, » M. Gounod, dans cette supposition que j'aime à croire impossible, serait irrévocablement perdu. Jamais il ne réussirait dans ses folles visées, jamais il ne ferait accepter du public français de telles aberrations. Si la Reine de Saba au contraire n'est qu'une erreur, la faute, la défaillance passagère d'un musicien éminemment distingué, M. Gounod trouvera dans la leçon qu'il vient de recevoir un avertissement salutaire pour l'avenir, et il pourra chanter un jour avec le grand poète de l'idéal chrétien :

Nel mezzo del cammin di nostra vita,
Mi ritrovai per una selva oscura,
Che la diritta via era Barrila.
Ahi! quanto a dir qual era è cosa dura!

L'exécution de la Reine de Saba n'est guère satisfaisante. Mme Gueymard, qui se porte à ravir, manque de distinction dans le rôle de Balkis, et sa belle voix, qui aspire à descendre un peu, a bien de la peine à soulever la lourde mélopée qu'on lui donne à débiter. M. Gueymard, dans le personnage de l'artiste démocrate Adoniram, déploie toute la vigueur de ses muscles, qui sont, ma foi, bien pris. M. Belval se tire d'affaire dans le rôle de Soliman, et il n'y a que les chœurs, et surtout Melle Livry, dont les pieds sont si malins et si audacieux, qui méritent une mention honorable.

L'instrumentation du nouvel ouvrage de M. Gounod a les qualités et les défauts de celle de ses opéras antérieurs : elle manque d'éclat et de force. M. Gounod n'est pas coloriste. Il néglige en général les instruments à cordes, les violons particulièrement, et il emploie volontiers les altos, les violoncelles, les instruments à vent, tels que la clarinette, le hautbois, le basson, qu'il tient dans la partie inférieure de l'échelle. 11 résulte de l'emploi fréquent de ces teintes grises une certaine monotonie, une sonorité lourde, étouffée, remplie de détails qui ne portent pas et où ne pénètre presque jamais la vive lumière d'un rayon mélodique. On dirait l'instrumentation d'un oratorio, le coloris maigre d'un peintre par trop spiritualiste, comme l'était Ary Scheffer, qui semblait craindre que l'âme de ses personnages n'étouffât dans un corps sain et bien portant. Cette manière de procéder de M. Gounod a quelque rapport aussi avec l'instrumentation de Mendelssohn, lorsque l'auteur du Songe d'une Nuit d'été ne tient pas dans la main un de ces rythmes piquants sur lesquels il s'élance et chevauche dans l'espace de l'imagination. J'entends parler de ces scherzi délicieux qui sont la partie originale de l'œuvre de Mendelssohn. M. Gounod n'a rien de ce brio, de cette fantaisie caressante, de ce profond sentiment religieux, qui placent Mendelssohn immédiatement au-dessous des grands maîtres de l'art.

Pourquoi ne le dirions-nous pas en terminant ?  Après la chute éclatante et méritée du Tannhäuser de M. Richard Wagner, le froid accueil qu'on vient de faire au dernier ouvrage de M. Gounod confirme les principes que nous défendons ici depuis tant d'années. C'est bien à M. Gounod et à son groupe que nous pensions en signalant ces admirateurs discrets de M. Richard Wagner qui n'attendaient que le triomphe de Tannhäuser pour s'incliner devant la grande mélodie de la forêt, dont leurs propres œuvres portent plus d'une trace. Je pressentais la Reine de Saba, cette lamentable déclamation lyrique qui n'aboutit pas, et où l'idée musicale, c'est-à-dire l'idée sous la forme mélodique, brille par son absence. J'ai toujours rendu justice au talent de M. Gounod, à sa noble ambition de viser au grand, et de tenter des voies nouvelles, et tous ses ouvrages, depuis les chœurs d'Ulysse, la Nonne Sanglante, jusqu'à Philemon et Baucis, ont été appréciés ici avec une vive sympathie. J'ai toujours cependant gardé quelque inquiétude sur l'avenir de ce musicien ingénieux et délicat, de cet esprit mobile, qui a plus d'instruction que de sentiment, plus de velléités que de passion. Trouvera-t-on jamais en lui un coryphée de l'art, un conducteur d'âmes, un initiateur enfin? C'est ce que je n'ose guère espérer.


V. DE MARS.



* * *




HECTOR BERLIOZ


FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 8 MARS 1862 [p. 1-2].




THÉATRE DE L’OPÉRA.
Première représentation de la Reine de Saba, opéra en quatre actes, de MM. Jules Barbier et Carré, musique de M. Gounod.

    Cet opéra est tiré en grande partie, dit-on, d’une légende arabe recueillie et publiée par Gérard de Nerval. Salomon (ou Soliman) fait construire son temple. Un artiste habile (Adoniram), que lui a envoyé le roi de Tyr, en dirige les travaux, et commande en maître à une armée d’ouvriers. Trois d’entre eux seulement l’ont pris en haine et conspirent contre lui. Ils viennent le trouver et lui demandent d’un ton assez peu respectueux une augmentation de salaire et la connaissance du mot de passe qui donne aux ouvriers le titre de maître. Adoniram refuse, et les trois drôles se retirent en murmurant. La reine de Saba, la belle Balkis, est venue faire une visite au roi d’Israël. Elle veut voir le grand artiste dont elle a tant entendu parler, et Soliman envoie chercher Adoniram pour le lui présenter. Mais celui-ci, une sorte de Cellini bourru, refuse de se rendre à l’ordre du roi. Il ne peut en ce moment quitter ses fourneaux, une fonte importante va avoir lieu, et le bronze n’est pas soumis, dit-il, à la puissance du roi. La flamme n’attend pas.
Faut-il donc qu’il me traîne
A sa suite… et loin de la cour ?
Ne puis-je à mes travaux consacrer un seul jour ?
Vous vous apaiserez, maître, en voyant la reine,
lui dit Benoni, un joli petit élève qu’il a, comme Benvenuto avait son Ascanio.

Adoniram cède enfin et se rend au temple, où le roi et la reine l’attendent.

Pompeuse cérémonie sous le péristyle du temple. Soliman réclame de la reine l’anneau qu’elle lui a promis s’il parvenait à expliquer les énigmes qu’elle lui avait proposées. Soliman a tout expliqué et dit à la reine :
Vous ne douterez plus de ce renom de sage.
    Il veut dire qu’elle ne doutera plus de ses droits à ce renom de sage qu’on lui a donné. Le don de cet anneau est une sorte de promesse de mariage.

    Mais voici venir Adoniram. La reine, en le voyant, se sent prise au cœur d’un amour indomptable. Elle adresse à l’artiste les éloges les plus flatteurs en regrettant de ne pouvoir le louer devant ses nombreux ouvriers.
SOLIMAN.
Et comment rassembler, répandus dans la plaine,
Les flots de cette mer humaine ?
Il y faudrait le bras de la Divinité.
    N’est-ce que cela ? réplique Adoniram. Il gravit les degrés du temple, se tourne vers la foule et de la main droite trace dans l’air le T symbolique. Un grand mouvement se fait dans la multitude. Les ouvriers arrivent, défilent devant le roi et la reine, bannières déployées. Balkis détache de son cou un magnifique collier de perles où s’attache un soleil en pierreries, et le passe au cou d’Adoniram incliné devant elle. Une immense acclamation se fait entendre :
Hosannah ! Hosannah !
    Le deuxième acte s’ouvre au lavoir de Siloé. De jeunes Sabéennes, suivantes de la reine Balkis, viennent chanter et danser avec de jeunes Juives.

    Leurs danses sont interrompues par l’arrivée de la reine, qui les congédie en ces mots :
Mes filles, allez, je vous prie,
Continuer vos jeux sous cet ombrage épais ;
Sur ces rives, devant cette plaine fleurie,
La reine veut se reposer en paix.
    Balkis est triste, désolée. La nuit dernière un malheur affreux a frappé le bien-aimé Adoniram. Une trahison, qu’on n’explique pas, a fait manquer l’opération de la fonte, sur laquelle reposaient toutes les espérances de l’artiste. La reine ne sait ce qu’Adoniram est devenu ; de quoi n’aura-t-il pas été capable dans son désespoir ?
De quelle ardente flamme
Brillaient les yeux de ce fier étranger !
Son orgueil, son courage en face du danger
Ont su toucher mon âme.
Pour être reine, hélas ! on n’en est pas moins femme !
Mais le voilà ! L’ardente flamme de ses yeux est éteinte. Balkis veut ranimer son courage. Vains efforts. Il pousse même le découragement jusqu’à l’oubli de toutes les convenances. Le collier de perles que la reine lui donna, il ne se juge plus digne de le porter, il l’arrache de son cou et le jette brutalement à terre. Il parle même fort irrévérentieusemeut de Soliman, qu’il appelle un fils de berger, et qui n’est point la cause pourtant de la déconvenue d’Adoniram. Mais celui-ci dissimule mal la jalousie qu’il éprouve. Il sait que la reine a promis d’épouser Soliman. Balkis n’a pas plutôt deviné le sentiment secret d’Adoniram, que sa passion pour lui se dévoile. Elle n’aime pas Soliman, elle ne l’épousera jamais ; elle adore l’artiste, elle le lui dit, et se jette aussitôt dans ses bras. Benoni, le gentil Ascanio, vient interrompre l’étreinte amoureuse, mais pour apporter une bonne nouvelle. Les Djins, ces esprits de l’Orient, ont travaillé toute la nuit pour réparer le désastre dont leur protégé Adoniram était la victime.
Les lions, les taureaux, sous la vasque entraînés,
Surgissent avee l’aube à nos yeux étonnés.
    O bonheur ! Hosanna ! Balkis ramassant le collier qu’a jeté Adoniram :
Ce collier, maintenant, le refuserez-vous ?
ADONIRAM.
Ah ! je veux de vos mains le reprendre à genoux.
BALKIS.
A Balkis cependant vous vous ferez connaître.
Est-il vrai que les Djins vous protègent ?
ADONIRAM.
Peut-être.
BALKIS.
Parlez ! achevez cet aveu.
ADONIRAM.
Voici l’escarboucle sacrée,
Symbolique et vénérée,
Léguée au dernier fils des premiers nés de Dieu,
Par les esprits maîtres du feu.
Oui, je suis votre égal, Balkis, et votre frère ;
Vous êtes de mon sang par Nemrod le chasseur.
Morceau d’ensemble.
O Tubal Kaïn, mon père,
Protège-nous des humains ! etc.
    Au troisième acte, Soliman s’indigne des retards apportés sans cesse par Balkis à leur union ; la cérémonie de leur mariage vient une fois encore d’être préparée, et la fiancée n’est pas venue.

    On annonce au roi l’arrivée de trois hommes aux figures sombres, qui ont, disent-ils, une trahison à révéler à Soliman. Ce sont les trois ouvriers qu’Adoniram a si sévèrement éconduits au premier acte, et qui n’ont fait depuis lors que chercher le moyen de se venger de lui. Ils l’ont épié, ils l’ont vu entrer un soir dans la tente de la reine de Saba, d’où il n’est ressorti qu’au matin. Soliman refuse de les croire, mais ils affirment le fait avec serment. Justement, pour accroître la fureur du roi, on entend une immense acclamation : c’est le peuple qui applaudit Adoniram et le porte en triomphe. Soliman n’a garde pourtant de montrer son dépit ; il exprime même le regret de n’avoir pas un royaume à donner à l’homme de génie qui vient de créer tant de merveilles. Adoniram ne veut rien que son congé ; il veut partir de Jérusalem, d’où il n’emportera, dit-il, que son manteau. Le roi s’obstine, et, prenant sa propre couronne, il veut la placer sur la tête d’Adoniram qui repousse le bras de Soliman. Alors le roi veut embrasser l’artiste :
Je veux au moins, en ce jour solennel,
Payer mon serviteur d’un baiser fraternel.
    Mais Adoniram ne veut ni argent, ni honneurs, ni couronne, ni baiser. Le roi n’y tient plus à ce dernier refus, et menace le dédaigneux artiste, qui ne fait que rire de sa fureur.
A cent mille ouvriers, dont la voix le proclame,
Adoniram dicte sa loi.
    Alors Soliman se résigne et abandonne Adoniram à la justice éternelle. Voici venir la reine. Elle est d’accord avec l’artiste pour fuir avec lui cette nuit même. Elle veut seulement, avant son départ, reprendre à Soliman l’anneau qu’elle lui a donné. Pour y parvenir, elle propose à Soliman une partie de plaisir, un rendez-vous, pour boire une coupe avec lui.
Permettez que Balkis un moment se repose,
Qu’à mes pieds enchaîné Soliman rêve encor,
Et des vins dont l’ardeur chasse l’ennui morose
Je veux remplir sa coupe d’or.
Soliman, sans se demander ce qui peut inspirer à la reine ce subit amour pour la boisson, accorde le rendez-vous. L’amphore et la coupe sont là. Ils sont seuls, ils boivent. Soliman veut prendre avec la reine des privautés. Elle résiste ; pourtant elle va succomber, quand le roi se sent frappé de vertige et tombe sur un siége en murmurant des paroles de menace, car il devine tout. Il n’est pas moins terrassé par un invincible sommeil, pendant lequel Balkis lui reprend son fameux anneau et disparaît.

    Au quatrième acte, dans un site sauvage, sur le bord du Cédron, Adoniram attend la reine. Mais ce sont les trois méchans ouvriers que nous voyons accourir. Ils ont deviné le projet de fuite de leur maître, et viennent faire auprès de lui une dernière tentative pour obtenir le mot de passe qu’Adoniram refuse avec obstination. Instances, menaces, rien ne peut le fléchir. Meurs donc ! crient ces misérables. Et Adoniram tombe percé de trois coups de poignard. La reine paraît et trouve son amant étendu sur un rocher.


Désespoir.


    Il se ranime un instant. La reine veut qu’Adoniram soit son époux en ce suprême instant, et passe au doigt du moribond l’anneau qu’elle avait d’abord donné à Soliman, et qu’elle vient de lui reprendre. Une dernière étreinte, un dernier cri, Adoniram n’est plus. Accourent les Sabéennes de la suite de Balkis avec des flambeaux, et la reine, après avoir maudit Soliman, qu’elle accuse de la mort d’Adoniram, ordonne que le corps de son amant soit conduit avec pompe dans son royaume,
Et que son nom divin soit redit d’âge en âge
Jusques au dernier jour des siècles révolus.
    Ce livret me semble difficile à mettre en musique et doit avoir rendu la tâche du compositeur très ardue. M. Gounod est un si habile musicien qu’il a su rendre avec bonheur néanmoins les principales situations du drame. Ce n’est pas sa faute s’il n’a pu toujours éviter l’écueil de la monotonie. L’introduction instrumentale qui précède le lever de la toile débute par une belle phrase dite par les instrumens de cuivre et d’un caractère grandiose en parfaite harmonie avec le sujet. Les développemens auxquels elle donne lieu conservent ce même aspect de grandeur antique qui forme son mérite principal. Adoniram, seul dans son atelier, chante un récitatif mesuré dont l’accent est fier et sombre et qui amène un bel air :
Inspirez-moi, race divine,
dont l’orchestre, d’une richesse peut-être excessive, couvre trop la partie de chant en quelques endroits.
    Ce luxe instrumental n’existe pas dans l’accompagnement des couplets du jeune Benoni :
Comme la naissante aurore,
Pâle encore,
dont l’heureuse mélodie se déploie sans obstacles. Le trio des ouvriers révoltés ne se dessine pas dans mon souvenir très nettement ; j’ai besoin de le réentendre. La marche qui lui succède est très énergique et bien rythmée. Il faut signaler encore dans cet acte ce beau passage du rôle de Balkis :
Je crois que cet anneau m’engage à mon époux,
Et ne veux pas que rien porte ombrage à sa gloire,
que Mme Gueymard a dit avec beaucoup de noblesse.

    L’acte suivant s’ouvre par un chœur dialogué de femmes juives et sabéennes. Rien de plus ingénieux et de plus charmant que ce duo pour vingt premiers et vingt seconds soprani ; le tissu mélodique en est gracieux, et les développemens, ménagés avec un art exquis, aboutissent à une courte phrase finale qui a fait éclater les applaudissemens de toute la salle. Inutile d’ajouter que le morceau a été redemandé à grands cris.

    Le ballet offre plusieurs airs de danse pleins de vivacité et de grâce, mais il est trop long pour un divertissement d’opéra. C’est tout au plus si dans les ballets proprement dits on en voit d’une dimension pareille. Aussi cet acte a-t-il duré une heure et dix minutes.

    Il y a une grande et belle progression harmonique dans la scène où Balkis décrit la catastrophe de la fonte :
Hélas ! funeste nuit !
Gloire d’Adoniram en un moment flétrie !
C’est dramatique, émouvant, et les effets de musique imitative sont là on ne peut mieux motivés. Le cri ironique d’Adoniram répondant à la reine qui lui demande qui il est :
Un obscur ouvrier, indigne de salaire
Et qui mérite la colère
De ce fils de berger qu’a choisi votre cœur,
est d’une superbe insolence. Pourquoi entend-on des sons perçans de petite flûte dans le moment où Adoniram, éperdu de joie, dit à la reine :
Oh ! ne parlez pas ! laissez-moi le doute.
Ces notes aiguës et déchirantes ne m’ont paru motivées par rien en cet endroit. On ne peut les attribuer qu’à une distraction du compositeur. Le quatuor
O Tubal Kaïn, mon père,
est écrit dans le vrai style d’une invocation religieuse ; son rhythme, en conséquence, a une certaine lenteur qu’on lui reproche, parce qu’il termine l’acte. Faut-il donc absolument que tout final, quelles qu’en soient les paroles, ait une allure vive, et ne peut-on, sans se compromettre, terminer un acte autrement que par la stretta consacrée ? M. Meyerbeer a pourtant, et avec quel bonheur ! terminé son opéra du Pardon de Ploërmel par une sorte de cantique d’un mouvement lent.

    L’air de Soliman au troisième acte :
Sous les pieds d’une femme,
n’a pas beaucoup d’originalité. D’ailleurs une voix de basse chantant l’amour a peu de chances d’attendrir.

    Il faut louer la couleur générale et le mouvement de la scène cinquième, où les trois ouvriers viennent apprendre au roi les entrevues nocturnes de Balkis et d’Adoniram. L’ensemble en est sombre, fiévreux ; il devait être tel. Je ne sais si, en raison de la grande quantité de morceaux lents que contient sa partition, M. Gounod a bien fait d’écrire encore en style d’hymne le chœur :
Honneur à toi que la gloire environne !
    L’expression n’eût rien eu à souffrir, ce me semble, d’un peu plus de mouvement et d’un peu moins de solennité.

    Le grand duo de l’enivrement entre Balkis et Soliman est au contraire d’une allure passionnée essentiellement dramatique.

    Le quatrième acte est fort court ; le musicien a su pourtant y placer un grand nombre de beaux accents. Exemple les derniers vers du monologue d’Adoniram :
Et mon âme oubliera ses angoisses d’un jour
Dans une éternité de bonheur et d’amour !
    Et ceux de la reine :
O dieux ! c’est mon amour qui te livre au trépas !
Non, tu ne peux mourir ! non, tu ne mourras pas !
    En somme, cette nouvelle partition est l’œuvre d’un musicien consciencieux et savant qui possède toutes les ressources de son art, le sentiment juste des convenances dramatiques, l’instinct de l’expression, et la jeunesse, ce défaut charmant dont on se corrige si vite. C’est pourquoi il nous semble qu’il aurait tort d’écrire vite ; rien ne le presse, et les œuvres lentement élaborées ne doivent pas lui faire peur. C’est un terrible travail qu’une partition de grand opéra, surtout si l’on veut être prêt à répondre à toutes les exigences qu’on doit trop souvent aujourd’hui subir aux répétitions générales. Ici l’on demande une coupure, là une addition ; il n’y a pas assez d’airs de danse, le metteur en scène veut une ritournelle pour avoir le temps de faire entrer ses groupes, une autre pour les faire sortir, etc., etc. Le malheureux compositeur, qui voit alors sa partition ravagée comme une moisson où un troupeau de buffles aurait fait invasion, perd la tête, s’il n’est pas préparé à cette bataille, coupe, allonge, improvise tout ce qu’on lui demande avec une anxiété fiévreuse, et Dieu sait les résultats désastreux que ces tiraillemens et ces improvisations amènent ordinairement.

    L’exécution de la Reine de Saba est remarquable. Mme Gueymard (Balkis), Gueymard (Adoniram) ont joué leur rôle avec un zèle et une chaleur dignes des plus grands éloges ; Belval est un superbe Salomon, et sa belle voix de basse convient on ne peut mieux au caractère des morceaux que l’auteur lui a donné à chanter ; Mlle Hamackers est charmante sous le costume du jeune élève d’Adoniram. Les chœurs n’ont rien laissé à désirer ; le morceau dialogué des femmes au second acte est une véritable merveille d’exécution. On y reconnaît l’influence de la direction imprimée aux études des masses vocales par un véritable artiste, qui joint le goût au savoir et à une volonté ferme, tel que M. Massé.

    Pour l’orchestre, composé presque en entier de virtuoses, il est conduit par un chef habile, M. Dietsch, dont l’autorité grandit chaque jour ; il ne peut donc être qu’excellent toutes les fois qu’il le veut, et il est rare qu’il ne le veuille pas. On éprouve un vif plaisir à l’entendre aux premières représentations, aux représentations parées. Alors chacun redouble de soins et d’attention ; on est mieux d’accord que de coutume ; les instrumens de cuivre brillent d’un plus vif éclat, on dirait qu’ils sont fourbis à neuf ; les violons ont plus de son, on les prendrait tous pour des stradivarius; les attaques sont plus fermes, plus incisives, l’ensemble est plus compact, les nuances sont plus fines, les accompagnemens plus discrets. C’est ainsi que l’orchestre de l’Opéra s’est montré dans son ensemble à la première représentation de la Reine de Saba. On a en outre remarqué le solo de violon joué par M. Leudet et plusieurs phrases chantées d’une belle manière par tous les violoncelles unis, et le solo des instrumens de cuivre dans l’introduction.

    Je n’ai rien dit encore des danses si bien dessinées par M. Petipa, ni de la mise en scène si ingénieuse, que je suppose réglée, comme à l’ordinaire, par M. Cormon, bien que le livret ne le dise pas, ni des décors dont le second surtout est magnifique. Des deux sylphides qui étincellent dans le divertissement, que vous dirai-je ?

    Mlle Zina Richard a une vigueur exceptionnelle qui n’exclut pas la grâce. Quant à Mlle Livry, son vol tient à la fois du vol capricieux de l’hirondelle et de celui de la flèche qui fend l’air en ligne droite, puis c’est une feuille de rose qui se laisse mollement emporter par le vent. Si j’osais employer le style arabe, je dirais qu’elle est à la fois le charme et le rafraîchissement des yeux.

    Il est convenu qu’on ne doit jamais louer les danseurs hommes ; pourtant, puisque les danseurs sont nécessaires, ne fût-ce que pour aider aux élévations des danseuses, pourquoi, quand ils ont d’ailleurs un talent réel, comme Chapuis, ne pas signaler ce talent ?

    Quelques jours avant l’apparition de la Reine de Saba, dans une soirée de musique instrumentale, j’ai entendu, à côté d’un admirable quatuor de Beethoven, un trio pour piano, violon et violoncelle, récemment composé par M. Reber. C’est une œuvre excellente de tout point, d’un style gracieux, fin, distingué, et pleine de véritables inventions musicales. Le premier morceau, l’andante et le final sont des choses ravissantes dans des genres différens. Le style de M. Reber est caractérisé surtout par une science profonde cachée sous la naïveté, et par une tendance à la reproduction des formes anciennes qui donne à presque toutes ses œuvres un aspect spécial dont les archéologues ne sont pas seuls charmés. Ce beau trio, vivement applaudi par un auditoire de connaisseurs difficiles, a été supérieurement exécuté par MM. Saint-Saëns, Dien et Alexandre Batta. A propos de virtuoses héroïques, je dois annoncer l’arrivée à Paris d’un autre Alexandre, Alexandre Billet, qui vient de faire une brillante tournée en Suisse, et qui se propose de donner à Paris plusieurs séances de musique classique. Alexandre Billet, dont la réputation est grande, surtout à Londres, est le pianiste particulier, le pianiste de la cour de Mozart, dont il exécute les chefs-d’œuvre avec un sentiment, un goût, je dirai même avec une réserve intelligente, trop rares.

    Mme Charton-Demeur, après son éclatant succès obtenu dernièrement à Bordeaux, vient d’être engagée au Théâtre-Italien, où elle débutera avec Tamberlick dans Otello.

    Il faut féliciter M. Calzado d’avoir fait ce coup d’Etat. Il vient aussi d’engager Mlle Falconi, qui débutera dans Ernani.


HECTOR BERLIOZ