1860 - La légende d'Hiram par Eliphas Lévi




LA LÉGENDE D'HIRAM 

Extrait de HISTOIRE DE LA MAGIE, par ELIPHAS LEVI (1860)


La grande association kabbalistique, connue en Europe sous le nom de maçonnerie, apparaît tout à coup dans le monde au moment où la protestation contre l'Eglise vient de démembrer l'unité chrétienne.

Les historiens de cet ordre ne savent comment en expliquer l'origine : les uns lui donnent pour mère une libre association de maçons, formée lors de la construction de la cathédrale de Strasbourg ; d'autres lui donnent Cromwell pour fondateur, sans trop se demander si les rites de la maçonnerie anglaise du temps de Cromwell ne sont pas organisés contre ce chef de l'anarchie puritaine ; il en est d'assez ignorants pour attribuer aux jésuites, sinon la fondation du moins la continuation et la direction de cette société longtemps secrète et toujours mystérieuse. A part cette dernière opinion, qui se réfute d'elle-même, on peut concilier toutes les autres, en disant que les frères maçons ont emprunté aux constructeurs de la cathédrale de Strasbourg leur nom et les emblèmes de leur art, qu'ils se sont organisés publiquement pour la première fois en Angleterre, à la faveur des institutions radicales et en dépit du despotisme de Cromwell.

On peut ajouter qu'ils ont eu les templiers pour modèles, les rose-croix pour pères et les joannites pour ancêtres. Leur dogme est celui de Zoroastre et d'Hermès, leur règle est l'initiation progressive, leur principe l'égalité réglée par la hiérarchie et la fraternité universelle ; ce sont les continuateurs de l'école d'Alexandrie, héritière de toutes les initiations antiques ; ce sont les dépositaires des secrets de l'apocalypse et du Zohar ; l'objet de leur culte c'est la vérité représentée par la lumière ; ils tolèrent toutes les croyances et ne professent qu'une seule et même philosophie ; ils ne cherchent que la vérité, n'enseignent que la réalité et veulent amener progressivement toutes les intelligences à la raison.

Le but allégorique de la maçonnerie, c'est la reconstruction du temple de Salomon ; le but réel, c'est la reconstitution de l'unité sociale par l'alliance de la raison et de la foi, et le rétablissement de la hiérarchie, suivant la science et la vertu, avec l'initiation et les épreuves pour degrés.

Rien n'est plus beau, on le voit, tien n'est plus grand que ces idées et ces tendances, malheureusement les doctrines de l'unité et la soumission à la hiérarchie ne se conservèrent pas dans la maçonnerie universelle ; il y eut bientôt une maçonnerie dissidente, opposée à la maçonnerie orthodoxe, et les plus grandes calamité de la révolution française durent le résultat de cette scission.

Les francs-maçons ont leur légende sacrée, c'est celle d'Hiram, complétée par celle de Cyrus et de Zorobabel.
Voici la légende d'Hiram :

Lorsque Salomon fit bâtir le temple, il confia ses plans à un architecte nommé Hiram.

Cet architecte, pour mettre de l'ordre dans les travaux, divisa les travailleurs par rangs d'habileté, et comme leur multitude était grande, afin de les reconnaître, soit pour les employer suivant leur mérite, soit pour les rémunérer suivant leur travail, il donna à chaque catégorie, aux apprentis, aux compagnons et aux maîtres, des mots de passe et des signes particuliers.

Trois compagnons voulurent usurper le rang des maîtres sans en avoir le mérite, ils se mirent en embuscade aux trois principales portes du temple, et lorsque Hiram se présenta pour sortir, l'un des compagnons lui demanda le mot d'ordre des maîtres, en le menaçant de sa règle.

Hiram lui répondit : Ce n'est pas ainsi que j'ai reçu le mot que vous me demandez.

Le compagnon courut à une autre porte, il y trouva le second compagnon, même demande, même réponse, et cette fois Hiram fut frappé avec une équerre, d'autres disent avec un levier.

Hiram courut à une autre porte, il y trouva le second compagnon, même demande, même réponse, et cette Hiram fut frappé avec une équerre, d'autres disent avec un levier.

A la troisième porte était le troisième assassin, qui acheva le maître d'un coup de maillet.

Ces trois compagnons cachèrent ensuite le cadavre sous un tas de décombres, et plantèrent sur cette tombe improvisée une branche d'acacia, puis ils prirent la fuite comme Caïn après le meurtre d'Abel.

Cependant Salomon, ne voyant pas revenir son architecte, envoya neuf maîtres pour le chercher, la branche d'acacia leur révéla le cadavre, ils le tirèrent des décombres, et comme il y avait séjourné assez longtemps, ils s'écrièrent en le soulevant : Mac bénach ! ce qui signifie : la chair se détache des os.

On rendit à Hiram les derniers devoirs, puis vingt-sept maîtres furent envoyés par Salomon à la recherche des meurtriers.

Le premier fut surpris dans une caverne, une lampe brûlait près de lui et un ruisseau coulait à ses pieds, un poignard était près de lui pour sa défense ; le maître qui pénétra dans la caverne reconnut l'assassin, saisit le poignard et le frappa en criant : Nekam ! mot qui veut dire vengeance ; sa tête fut portée à Salomon, qui frémit en la voyant, et dit à celui qui avait tué l'assassin : Malheureusement, ne savais-tu pas que je m'étais réservé le droit de punir ? Alors tous les maîtres se prosternèrent et demandèrent grâce pour celui que son zèle avait emporté trop loin.

Le second meurtrier fut trahi par un homme qui lui avait donné asile ; il était caché dans un rocher près d'un buisson ardent, sur lequel brillait un arc-en-ciel, un chien était couché près de lui, les maîtres trompèrent la vigilance du chien, saisirent le coupable, le lièrent et le menèrent à Jérusalem, où il périt du dernier supplice.

Le troisième assassin fut tué par un lion, qu'il fallut vaincre pour s'emparer de son cadavre, d'autres versions disent qu'il se défendit lui-même à coups de hache contre les maîtres, qui parvinrent enfin à la désarmer et le conduisirent à Salomon, qui lui fit expier son crime.

Telle est la première légende, en voici maintenant l'explication.

Salomon est la personnification de la science et de la sagesse suprêmes.

Le temple est la réalisation et la figure du règne hiérarchique de la vérité et de la raison sur la terre.

Hiram est l'homme parvenu à l'empire par la science et par la sagesse.

Il gouverne par la justice et par l'ordre, en rendant à chacun selon ses œuvres.

Chaque degré de l'ordre possède un mot qui en exprime l'intelligence. Il n'y a qu'une parole pour Hiram, mais cette parole se prononce de trois manières différentes.

D'une manière pour les apprentis, et prononcé par eux il signifie nature et s'explique par le travail.

D'une autre manière pour les compagnons, et chez eux il signifie pensée en s'expliquant par l'étude.

D'une autre manière pour les maîtres, et dans leur bouche il signifie vérité, mot qui s'explique par la sagesse.

Cette parole est celle dont on se sert pour désigner Dieu, dont le vrai nom est indicible et incommunicable.

Ainsi il y a trois degrés dans la hiérarchie, comme il a trois portes au temple ;

Il y a trois rayons dans la lumière ; Il y a trois forces dans la nature ;

Ces forces sont figurées par la règle qui unit, le levier qui soulève et le maillet qui affermit.

La rébellion des instincts brutaux, contre l'aristocratie hiérarchique de la sagesse, s'arme successivement de ces trois forces qu'elle détourne de l'harmonie.

Il y a trois rebelles typiques :

Le rebelle à la nature ;Le rebelle à la science ;Le rebelle à la vérité.

Ils étaient figurés dans l'enfer des anciens par les trois têtes de Cerbère.

Ils sont figurés dans la Bible par Coré, Dathan et Abiron.

Dans la légende maçonnique, ils sont désignés par des noms qui varient suivant les rites.

Le premier qu'on appelle ordinairement Abiram ou meurtrier d'Hiram, frappe le grand maître avec la règle.

C'est l'histoire du juste mis à mort, au nom de la loi, par les passions humaines.

Le second nommé Miphiboseth, du nom d'un prétendant ridicule et infirme à la royauté de David, frappe Hiram avec le levier ou avec l'équerre.

C'est ainsi que le levier populaire ou l'équerre d'une folle égalité devient l'instrument de la tyrannie entre les mains de la multitude et attente, plus malheureusement encore que la règle, à la royauté de la sagesse et de la vertu.

Le troisième enfin achève Hiram avec le maillet.

Comme font les instincts brutaux, lorsqu'ils veulent faire l'ordre au nom de la violence et de la peur en écrasant l'intelligence.

La branche d'acacia sur la tombe d'Hiram est comme la croix sur nos autels.

C'est le signe de la science qui survit à la science ; c'est la branche verte qui annonce un autre printemps.

Quand les hommes ont ainsi troublé l'ordre de la nature, la Providence intervient pour le rétablir, comme Salomon pour venger la mort d'Hiram.

Celui qui a assassiné avec la règle, meurt par le poignard. Celui qui a frappé avec le levier ou l'équerre, mourra sous la hache de la loi. C'est l'arrêt éternel des régicides.

Celui qui a triomphé avec le maillet, tombera victime de la force dont il a abusé, et sera étranglé par le lion. L'assassin par la règle, est dénoncé par la lampe même qui l'éclaire et par la source où il s'abreuve.

C'est-à-dire, qu'on lui appliquera la peine du talion.

L'assassin par le levier sera surpris quand sa vigilance sera en défaut comme un chien endormi, et il sera livré par ses complices ; car l'anarchie est mère de la trahison.

Le lion qui dévore l'assassin par le maillet, est une des formes du sphinx d'Œdipe.

Et celui-là méritera de succéder à Hiram dans sa dignité qui aura vaincu le lion.

Le cadavre putréfié d'Hiram montre que les formes changent, mais que l'esprit reste.

La source d'eau qui coule près du premier meurtrier, rappelle le déluge qui a puni les crimes contre la nature.

Le buisson ardent et l'arc-en-ciel qui font découvrir le second assassin, représentent la lumière et la vie, dénonçant les attentats contre la pensée.

Enfin le lion vaincu représente le triomphe de l'esprit sur la matière et la soumission définitive de la force à l'intelligence.

Depuis le commencement du travail de l'esprit pour bâtir le temple de l'unité, Hiram a été tué bien des fois, et il ressuscite toujours.

C'est Adonis tué par le sanglier, c'est Osiris assassiné par Typhon.

C'est Pythagore proscrit, c'est Orphée déchiré par les Bacchantes, c'est moïse abandonné dans les cavernes du Mont-Nébo, c'est Jésus mis à mort par Caïphe, Judas et Pilate.

Les vrais maçons sont donc ceux qui persistent à vouloir construire le temple, suivant le plan d'Hiram.

Telle est la grande et principale légende de la maçonnerie ; les autres ne sont pas moins belles et moins profondes, mais nous ne croyons pas devoir en divulguer les mystères, bien que nous n'ayons reçu l'initiation que de Dieu et de nos travaux, nous regardons le secret de la haute maçonnerie comme le nôtre. Parvenus par nos efforts à un grade scientifique qui nous impose le silence, nous nous croyons mieux engagé par nos convictions que par un serment. La science est une noblesse qui oblige, et nous ne démériterons point la couronne princière des rose-croix. Nous aussi nous croyons à la résurrection d'Hiram !

Les rites de la maçonnerie sont destinés à transmettre le souvenir des légendes de l'initiation, à le conserver parmi les frères.

On nous demandera peut-être comment, si la maçonnerie est si sublime et si sainte, elle a pu être proscrite et si souvent condamnée par l'Eglise.

Nous avons déjà répondu à cette question, en parlant des scissions et des profanations de la maçonnerie.

La maçonnerie, c'est la gnose, et les faux gnostiques ont fait condamner les véritables. Ce qui oblige à se cacher, ce n'est pas la crainte de la lumière, la lumière est ce qu'ils veulent, ce qu'ils cherchent, ce qu'ils adorent.

Mais ils craignent les profanateurs, c'est-à-dire les faux interprètes, les calomniateurs, les sceptiques au rire stupide, et les ennemis de toute croyance et de toute moralité.

De notre temps d'ailleurs un grand nombre d'hommes qui se croient francs-maçons, ignorent le sens de leurs rites, et ont perdu la clé de leurs mystères.

Ils ne comprennent même plus leurs tableaux symboliques, et n'entendent plus rien aux signes hiéroglyphiques, dont sont historiés les tapis de leurs loges.

Ces tableaux et ces signes sont les pages du livre de la science absolue et universelle. On peut les lire à l'aide des clés kabbalistiques, et elles n'ont rien de caché pour l'initié qui possède les clavicules de Salomon.

La maçonnerie a non seulement été profanée, mais elle a servi même de voile et de prétexte aux complots de l'anarchie, par l'influence occulte des vengeurs de Jacques de Molay, et des continuateurs de l'œuvre schismatique du temple.

Au lieu de venger la mort d'Hiram, on a vengé ses assassins.

Les anarchistes ont repris la règle, l'équerre et le maillet, et ont écrit dessus liberté, égalité, fraternité. C'est-à-dire liberté pour les convoitises, égalité dans la bassesse, et fraternité pour détruire.

Voilà les hommes que l'Eglise a condamnés justement et qu'elle condamnera toujours !

LE MIROIR ALCHIMIQUE

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